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Jean écoutait, demeurait silencieux. Au lever, il avait eu une querelle avec Chouteau, qu'il voulait envoyer à la corvée du bois, et qui s'y était refusé insolemment, disant que ce n'était pas son tour. Depuis que tout allait de mal en pis, l'indiscipline augmentait, les chefs finissaient par ne plus oser faire une réprimande. Et Jean, avec son beau calme, avait compris qu'il devait effacer son autorité de caporal, s'il ne voulait pas provoquer des révoltes ouvertes. Il s'était fait bon diable, il semblait n'être que le camarade de ses hommes, auxquels son expérience continuait à rendre de grands services. Si son escouade n'était plus si bien nourrie, elle ne crevait tout de même pas encore de faim, comme tant d'autres. Mais la souffrance de Maurice, surtout, l'attendrissait. Il le sentait s'affaiblir, il le regardait d'un oeil inquiet, en se demandant comment ce garçon frêle ferait pour aller jusqu'au bout.

Lorsque Jean entendit Maurice se plaindre de n'avoir pas de pain, il se leva, disparut un instant, revint après avoir fouillé dans son sac.

Et, en lui glissant un biscuit:

-Tiens! Cache ça, je n'en ai pas pour tout le monde.

-Mais toi? demanda le jeune homme, très touché.

-Oh! Moi, n'aie pas peur... J'en ai encore deux.

C'était vrai, il avait gardé précieusement trois biscuits, pour le cas où l'on se battrait, sachant qu'on a très faim sur les champs de bataille. D'ailleurs, il venait de manger une pomme de terre. Ca lui suffisait. On verrait plus tard.

Vers dix heures, de nouveau, le 7e corps s'ébranla. L'intention première du maréchal avait dû être de le diriger par Buzancy sur Stenay, où il aurait passé la Meuse. Mais les Prussiens, gagnant de vitesse l'armée de Châlons, devaient être déjà à Stenay, et on les disait même à Buzancy. Aussi, refoulé de la sorte vers le nord, le 7e corps venait-il de recevoir l'ordre de se rendre à la Besace, à vingt et quelques kilomètres de Boult-Aux-Bois, pour aller de là, le lendemain, passer la Meuse à Mouzon. Le départ fut maussade, les hommes grognaient, l'estomac mal rempli, les membres mal reposés, exténués par les fatigues et les attentes des jours précédents; et les officiers assombris, cédant au malaise de la catastrophe à laquelle on marchait, se plaignaient de l'inaction, s'irritaient de ce qu'on n'était pas allé, devant Buzancy, soutenir le 5e corps, dont on avait entendu le canon. Ce corps devait, lui aussi, battre en retraite, remonter vers Nouart; tandis que le 12e corps partait de la Besace pour Mouzon, et que le 1er prenait la direction de Raucourt. C'était un piétinement de troupeau pressé, harcelé par les chiens, se bousculant vers cette Meuse tant désirée, après des retards et des flâneries sans fin.

Lorsque le 106e quitta Boult-Aux-Bois, à la suite de la cavalerie et de l'artillerie, dans le vaste ruissellement des trois divisions qui rayaient la plaine d'hommes en marche, le ciel de nouveau se couvrit, de lentes nuées livides, dont le deuil acheva d'attrister les soldats. Lui, suivait la grande route de Buzancy, bordée de peupliers magnifiques. À Germond, un village dont les tas de fumier, devant les portes, fumaient, alignés aux deux côtés du chemin, les femmes sanglotaient, prenaient leurs enfants, les tendaient aux troupes qui passaient, comme pour qu'on les emmenât. Il n'y avait plus là une bouchée de pain ni même une pomme de terre. Puis, au lieu de continuer vers Buzancy, le 106e tourna à gauche, remontant vers Authe; et les hommes, en revoyant de l'autre côté de la plaine, sur le coteau, Belleville, qu'ils avaient traversée la veille, eurent alors la nette conscience qu'ils revenaient sur leurs pas.

-Tonnerre de Dieu! gronda Chouteau, est-ce qu'ils nous prennent pour des toupies?

Et Loubet ajouta:

-En voilà des généraux de quatre sous qui vont à hue et à dia! On voit bien que nos jambes ne leur coûtent pas cher.

Tous se fâchaient. On ne fatiguait pas des hommes de la sorte, pour le plaisir de les promener. Et, par la plaine nue, entre les larges plis de terrain, ils avançaient en colonne, sur deux files, une à chaque bord, entre lesquelles circulaient les officiers; mais ce n'était plus, ainsi qu'au lendemain de Reims, en Champagne, une marche égayée de plaisanteries et de chansons, le sac porté gaillardement, les épaules allégées par l'espoir de devancer les Prussiens et de les battre: maintenant, silencieux, irrités, ils traînaient la jambe, avec la haine du fusil qui leur meurtrissait l'épaule, du sac dont ils étaient écrasés, ayant cessé de croire à leurs chefs, se laissant envahir par une telle désespérance, qu'ils ne marchaient plus en avant que comme un bétail, sous la fatalité du fouet. La misérable armée commençait à monter son calvaire.

Maurice, cependant, depuis quelques minutes, était très intéressé. Sur la gauche, s'étageaient des vallonnements, et il venait de voir, d'un petit bois lointain, sortir un cavalier. Presque aussitôt, un autre parut, puis un autre encore. Tous les trois restaient immobiles, pas plus gros que le poing, ayant des lignes précises et fines de joujoux. Il pensait que ce devait être un poste détaché de hussards, quelque reconnaissance qui revenait, lorsque des points brillants, aux épaules, sans doute les reflets d'épaulettes de cuivre, l'étonnèrent.

-Là-bas, regarde! dit-il en poussant le coude de Jean, qu'il avait à côté de lui. Des uhlans.

Le caporal écarquilla les yeux.

-Ca!

C'étaient, en effet, des uhlans, les premiers Prussiens que le 106e apercevait. Depuis bientôt six semaines qu'il faisait campagne, non seulement il n'avait pas brûlé une cartouche, mais il en était encore à voir un ennemi. Le mot courut, toutes les têtes se tournèrent, au milieu d'une curiosité grandissante. Ils semblaient très bien, ces uhlans.

-Il y en a un qui a l'air joliment gras, fit remarquer Loubet.

Mais, à gauche du petit bois, sur un plateau, tout un escadron se montra. Et, devant cette apparition menaçante, un arrêt se fit dans la colonne. Des ordres arrivèrent, le 106e alla prendre position derrière des arbres, au bord d'un ruisseau. Déjà, de l'artillerie rebroussait chemin au galop, s'établissait sur un mamelon. Puis, pendant près de deux heures, on demeura là, en bataille, on s'attarda, sans que rien de nouveau se produisît. À l'horizon, la masse de cavalerie ennemie restait immobile. Et, comprenant enfin qu'on perdait un temps précieux, on repartit.

-Allons, murmura Jean avec regret, ce ne sera pas encore pour cette fois.

Maurice, lui aussi, avait les mains brûlantes du désir de lâcher au moins un coup de feu. Et il revenait sur la faute qu'on avait commise, la veille, en n'allant pas soutenir le 5e corps. Si les Prussiens n'attaquaient point, ce devait être qu'ils n'avaient pas encore assez d'infanterie à leur disposition; de sorte que leurs démonstrations de cavalerie, à distance, ne pouvaient avoir d'autre but que d'attarder les corps en marche. De nouveau, on venait de tomber dans le piège. Et, en effet, à partir de ce moment, le 106e vit sans cesse les uhlans, sur sa gauche, à chaque accident de terrain: ils le suivaient, le surveillaient, disparaissaient derrière une ferme pour reparaître à la corne d'un bois.

Peu à peu, les soldats s'énervaient de se voir ainsi envelopper à distance, comme dans les mailles d'un filet invisible.

-Ils nous embêtent à la fin! répétaient Pache et Lapoulle eux-mêmes. Ca soulagerait de leur envoyer des pruneaux!