Comme l'arrière-garde quittait Raucourt, les allemands, à l'autre bout, y entraient; et deux de leurs batteries, tout de suite installées, à gauche, sur les hauteurs, tirèrent. À ce moment, le 106e, filant par la route qui descend, le long de l'Emmane, se trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de la rivière; un autre s'enterra dans un pré, à côté du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le défilé, jusqu'à Haraucourt, allait en se rétrécissant, et l'on s'enfonçait là, dans un couloir étroit, dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d'arbres; si une poignée de Prussiens s'était embusquée en haut, un désastre était certain. Canonnées en queue, ayant à droite et à gauche la menace d'une attaque possible, les troupes n'avançaient plus que dans une anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux. Aussi une flambée dernière d'énergie était-elle revenue aux plus las. Les soldats qui, tout à l'heure, se traînaient dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous l'éperon cuisant du péril. Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu'une minute perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout d'un coup, il y eut un arrêt dans la marche.
-Foutre! dit Chouteau, est-ce qu'ils vont nous laisser là?
Le 106e n'avait pas encore atteint Haraucourt, et les obus continuaient de pleuvoir.
Comme le régiment marquait le pas, attendant de repartir, il en éclata un sur la droite, qui, heureusement, ne blessa personne. Cinq minutes s'écoulèrent, infinies, effroyables. On ne bougeait toujours point, il y avait là-bas un obstacle qui barrait la route, quelque brusque muraille qui s'était bâtie. Et le colonel, droit sur les étriers, regardait, frémissant, sentant derrière lui monter la panique de ses hommes.
-Tout le monde sait que nous sommes vendus, reprit violemment Chouteau.
Alors, des murmures éclatèrent, un grondement croissant d'exaspération, sous le fouet de la peur. Oui, oui! On les avait amenés là pour les vendre, pour les livrer aux Prussiens. Dans l'acharnement de la malchance et dans l'excès des fautes commises, il n'y avait plus, au fond de ces cerveaux bornés, que l'idée de la trahison qui pût expliquer une telle série de désastres.
-Nous sommes vendus! répétaient des voix affolées.
Et Loubet eut une imagination.
-C'est ce cochon d'empereur qui est, là-bas, en travers de la route, avec ses bagages, pour nous arrêter.
Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que l'embarras venait du passage de la maison impériale, qui coupait la colonne. Et ce fut une exécration, des mots abominables, toute la haine que soulevait l'insolence des gens de l'empereur, s'emparant des villes où l'on couchait, déballant leurs provisions, leurs paniers de vin, leur vaisselle d'argent, devant les soldats dénués de tout, faisant flamber les cuisines, lorsque les pauvres bougres se serraient le ventre. Ah! ce misérable empereur, à cette heure sans trône et sans commandement, pareil à un enfant perdu dans son empire, qu'on emportait comme un inutile paquet, parmi les bagages des troupes, condamné à traîner avec lui l'ironie de sa maison de gala, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons, toute la pompe de son manteau de cour, semé d'abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite!
Coup sur coup, deux autres obus tombèrent. Le lieutenant Rochas eut son képi enlevé par un éclat. Et les rangs se serrèrent, il y eut une poussée, une vague subite dont le refoulement se propagea au loin. Des voix s'étranglaient, Lapoulle criait rageusement d'avancer. Encore une minute peut-être, et une épouvantable catastrophe allait se produire, un sauve-qui-peut qui aurait écrasé les hommes au fond de ce couloir étroit, dans une mêlée furieuse.
Le colonel se retourna, très pâle.
-Mes enfants, mes enfants, un peu de patience. J'ai envoyé quelqu'un voir... On marche...
On ne marchait pas, et les secondes étaient des siècles. Jean, déjà, avait repris Maurice par la main, plein d'un beau sang- Froid, lui expliquant à l'oreille que, si les camarades poussaient, eux deux sauteraient à gauche, pour grimper ensuite parmi les bois, de l'autre côté de la rivière. D'un regard, il cherchait les francs-tireurs, avec l'idée qu'ils devaient connaître les chemins; mais on lui dit qu'ils avaient disparu, en traversant Raucourt. Et, tout d'un coup, la marche reprit, on tourna un coude de la route, dès lors à l'abri des batteries allemandes. Plus tard, on sut que, dans le désarroi de cette malheureuse journée, c'était la division Bonnemain, quatre régiments de cuirassiers, qui avaient ainsi coupé et arrêté le 7e corps.
La nuit venait, quand le 106e traversa Angecourt. Les crêtes continuaient à droite; mais le défilé s'élargissait sur la gauche, une vallée bleuâtre apparaissait au loin. Enfin, des hauteurs de Remilly, on aperçut, dans les brumes du soir, un ruban d'argent pâle, parmi le déroulement immense des prés et des terres. C'était la Meuse, cette Meuse si désirée, où il semblait que serait la victoire.
Et Maurice, le bras tendu vers de petites lumières lointaines qui s'allumaient gaiement dans les verdures, au fond de cette vallée féconde, d'un charme délicieux sous la douceur du crépuscule, dit à Jean, avec le soulagement joyeux d'un homme qui retrouve un pays aimé:
-Tiens! Regarde là-bas... Voilà Sedan!
VII
Dans Remilly, une effrayante confusion d'hommes, de chevaux et de voitures, encombrait la rue en pente, dont les lacets descendent à la Meuse. Devant l'église, à mi-côte, des canons, aux roues enchevêtrées, ne pouvaient plus avancer, malgré les jurons et les coups. En bas, près de la filature, où gronde une chute de l'Emmane, c'était toute une queue de fourgons échoués, barrant la route; tandis qu'un flot sans cesse accru de soldats se battait à l'auberge de la croix de Malte, sans même obtenir un verre de vin.
Et cette poussée furieuse allait s'écraser plus loin, à l'extrémité méridionale du village, qu'un bouquet d'arbres sépare du fleuve, et où le génie avait, le matin, jeté un pont de bateaux. Un bac se trouvait à droite, la maison du passeur blanchissait, solitaire, dans les hautes herbes. Sur les deux rives, on avait allumé de grands feux, dont les flammes, activées par moments, incendiaient la nuit, éclairant l'eau et les berges d'une lumière de plein jour. Alors apparaissait l'énorme entassement de troupes qui attendaient, pendant que la passerelle ne permettait que le passage de deux hommes à la fois, et que, sur le pont, large au plus de trois mètres, la cavalerie, l'artillerie, les bagages, défilaient au pas, d'une lenteur mortelle. On disait qu'il y avait encore là une brigade du 1er corps, un convoi de munitions, sans compter les quatre régiments de cuirassiers de la division Bonnemain. Et, derrière, arrivait tout le 7e corps, trente et quelques mille hommes, croyant avoir l'ennemi sur les talons, ayant la hâte fébrile de se mettre à l'abri, sur l'autre rive.