Les soldats, un peu interdits, se reculaient.
-Nous crevons de faim, nous voulons à manger.
-Je n'ai rien, pas une croûte... Est-ce que vous croyez, comme ça, qu'on en a pour nourrir des cent mille hommes... Ce matin, il y en a d'autres, oui! De ceux au général Ducrot, qui ont passé et qui m'ont tout pris.
Un à un, les soldats se rapprochaient.
-Ouvrez toujours, nous nous reposerons, vous trouverez bien quelque chose...
Et déjà ils tapaient de nouveau, lorsque le vieux, posant le chandelier sur l'appui, épaula son arme.
-Aussi vrai qu'il y a là une chandelle, je casse la tête au premier qui touche à ma porte!
Alors, la bataille faillit s'engager. Des imprécations montaient, une voix cria qu'il fallait faire son affaire à ce cochon de paysan, qui, comme tous les autres, aurait noyé son pain, plutôt que d'en donner une bouchée au soldat.
Et les canons des chassepots se braquaient, on allait le fusiller presque à bout portant; tandis qu'il ne se retirait même pas, rageur et têtu, en plein dans la clarté de la chandelle.
-Rien du tout! Pas une croûte!... On m'a tout pris!
Effrayé, Maurice s'élança, suivi de Jean.
-Camarades, camarades...
Il abattait les fusils des soldats; et, levant la tête, suppliant:
-Voyons, soyez raisonnable... Vous ne me reconnaissez pas? C'est moi.
-Qui, toi?
-Maurice Levasseur, votre neveu.
Le père Fouchard avait repris la chandelle. Sans doute, il le reconnut. Mais il s'obstinait, dans sa volonté de ne pas même donner un verre d'eau.
-Neveu ou non, est-ce qu'on sait, dans ce noir de gueux? ... Foutez-moi tous le camp, ou je tire!
Et, au milieu des vociférations, des menaces de le descendre et de mettre le feu à sa cambuse, il n'eut plus que ce cri, il le répéta à vingt reprises:
-Foutez-moi tous le camp, ou je tire!
-Même sur moi, père? demanda tout d'un coup une voix forte, qui domina le bruit.
Les autres s'étant écartés, un maréchal des logis parut, dans la clarté dansante de la chandelle. C'était Honoré, dont la batterie se trouvait à moins de deux cents mètres, et qui, depuis deux heures, luttait contre l'irrésistible envie de venir frapper à cette porte. Il s'était juré de ne jamais en refranchir le seuil, il n'avait pas échangé une seule lettre, depuis quatre ans qu'il était au service, avec ce père qu'il interpellait, d'un ton si bref. Déjà, les soldats maraudeurs causaient vivement, se concertaient. Le fils du vieux et un gradé! Rien à faire, ça tournait mal, valait mieux chercher plus loin! Et ils filèrent, s'évanouirent dans l'épaisse nuit.
Lorsque Fouchard comprit qu'il était sauvé du pillage, il dit simplement, sans émotion aucune, comme s'il avait vu son fils la veille:
-C'est toi... Bon! je descends.
Ce fut long. On entendit, à l'intérieur, ouvrir et fermer des serrures, tout un ménage d'homme qui s'assure que rien ne traîne. Puis, enfin, la porte s'ouvrit, mais entrebâillée à peine, tenue d'un poing vigoureux.
-Entre, toi! Et personne autre!
Pourtant, il ne put refuser asile à son neveu, malgré sa visible répugnance.
-Allons, toi aussi!
Et il repoussait impitoyablement la porte sur Jean, il fallut que Maurice le suppliât. Mais il s'entêtait: non, non! Il n'avait pas besoin d'inconnus, de voleurs chez lui, qui casseraient ses meubles! Enfin, Honoré, d'un coup d'épaule, fit entrer le camarade, et le vieux dut céder, grognant de sourdes menaces. Il n'avait pas lâché son fusil. Puis, quand il les eut conduits à la salle commune, et qu'il eut posé le fusil contre le buffet, la chandelle sur la table, il tomba dans un obstiné silence.
-Dites donc, père, nous crevons de faim. Vous nous donnerez bien du pain et du fromage, à nous autres!
Il ne répondait pas, semblait ne pas entendre, retournait sans cesse pour écouter, devant la fenêtre, si quelque autre bande ne venait pas faire le siège de sa maison.
-L'oncle, voyons, Jean est un frère. Il s'est arraché pour moi les morceaux de la bouche. Et nous avons tant souffert ensemble!
Il tournait, s'assurait que rien ne manquait, ne les regardait même pas. Et, enfin, il se décida, toujours sans une parole. Brusquement, il reprit la chandelle, les laissa dans l'obscurité, en ayant le soin de refermer derrière lui la porte à clef, pour que personne ne le suivît. On l'entendit qui descendait l'escalier de la cave. Ce fut encore très long. Et, lorsqu'il revint, barricadant tout de nouveau, il posa au milieu de la table un gros pain et un fromage, dans ce silence, qui, la colère passée, n'était plus que de la politique, car on ne sait jamais où cela mène, de parler. D'ailleurs, les trois hommes se jetaient sur la nourriture, dévorant. Et il n'y eut plus que le bruit furieux de leurs mâchoires.
Honoré se leva, alla chercher, près du buffet, une cruche d'eau.
-Père, vous auriez bien pu nous donner du vin.
Alors, calmé et sûr de lui, Fouchard retrouva sa langue.
-Du vin! Je n'en ai plus, plus une goutte!... Les autres, ceux de Ducrot, m'ont tout bu, tout mangé, tout pillé!
Il mentait, et cela, malgré son effort, était visible dans le clignotement de ses gros yeux pâles. Depuis deux jours, il avait fait disparaître son bétail, les quelques bêtes à son service, ainsi que les bêtes réservées à sa boucherie, les emmenant de nuit, les cachant on ne savait où, au fond de quel bois, de quelle carrière abandonnée. Et il venait de passer des heures à tout enfouir chez lui, le vin, le pain, les moindres provisions, jusqu'à la farine et au sel, de sorte qu'on aurait, en effet, vainement fouillé les armoires. La maison était nette. Il avait même refusé de vendre aux premiers soldats qui s'étaient présentés. On ne savait pas, il y aurait peut-être de meilleures occasions; et des idées vagues de commerce s'ébauchaient dans son crâne d'avare patient et rusé.
Maurice, qui se rassasiait, causa le premier.
-Et ma soeur Henriette, y a-t-il longtemps que vous l'avez vue?
Le vieux continuait de marcher, avec des coups d'oeil sur Jean, en train d'engloutir d'énormes bouchées de pain; et, sans se presser, comme après une longue réflexion:
-Henriette, oui, l'autre mois, à Sedan... Mais j'ai aperçu Weiss, son mari, ce matin. Il accompagnait son patron, Monsieur Delaherche, qui l'avait pris avec lui dans sa voiture, pour aller voir passer l'armée à Mouzon, histoire simplement de s'amuser...
Une ironie profonde passa sur le visage fermé du paysan.
-Peut-être bien tout de même qu'ils l'auront trop vue, l'armée, et qu'ils ne se sont pas amusés beaucoup; car, dès trois heures, on ne pouvait plus circuler sur les routes, tant elles étaient encombrées de soldats qui fuyaient.
De la même voix tranquille et comme indifférente, il donna quelques détails sur la défaite du 5e corps, surpris à Beaumont au moment de faire la soupe, forcé de se replier, culbuté jusqu'à Mouzon par les Bavarois. Des soldats débandés, fous de panique, qui traversaient Remilly, lui avaient crié que De Failly venait encore de les vendre à Bismarck. Et Maurice songeait à ces marches affolées des deux derniers jours, à ces ordres du maréchal De Mac- Mahon hâtant la retraite, voulant passer la Meuse à tout prix, lorsqu'on avait perdu en incompréhensibles hésitations tant de journées précieuses. Il était trop tard. Sans doute le maréchal, qui s'était emporté en trouvant à Oches le 7e corps, qu'il croyait à la Besace, avait dû être convaincu que le 5e corps campait déjà à Mouzon, lorsque celui-ci, s'attardant à Beaumont, s'y laissait écraser. Mais qu'exiger de troupes mal commandées, démoralisées par l'attente et la fuite, mourantes de faim et de fatigue?