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Fouchard avait fini par se planter derrière Jean, étonné de voir les bouchées disparaître. Et, froidement goguenard:

-Hein! ça va mieux?

Le caporal leva la tête, répondit avec sa même carrure de paysan:

-Ca commence, merci bien!

Honoré, depuis qu'il était là, malgré sa grosse faim, s'arrêtait parfois, tournait la tête, à un bruit qu'il croyait entendre. Si, après tout un combat, il avait manqué à son serment de ne plus jamais remettre les pieds dans cette maison, c'était poussé par l'irrésistible désir de revoir Silvine. Il gardait sous sa chemise, contre sa peau même, la lettre qu'il avait reçue d'elle à Reims, cette lettre si tendre où elle lui disait qu'elle l'aimait toujours, qu'elle n'aimerait jamais que lui, malgré le cruel passé, malgré Goliath et le petit Charlot qu'elle avait eu de cet homme. Et il ne pensait plus qu'à elle, et il s'inquiétait de ne pas l'avoir encore vue, tout en se raidissant, pour ne pas montrer son anxiété à son père. Mais la passion l'emporta, il demanda, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre naturelle:

-Et Silvine, elle n'est donc plus ici?

Fouchard eut, sur son fils, un regard oblique, luisant d'un rire intérieur.

-Si, si.

Puis, il se tut, cracha longuement; et l'artilleur dut reprendre, après un silence:

-Alors, elle est couchée?

-Non, non.

Enfin, le vieux daigna expliquer qu'il était tout de même allé, le matin, au marché de Raucourt, avec sa carriole, en emmenant sa servante. Ce n'était pas une raison, parce qu'il passait des soldats, pour que le monde cessât de manger de la viande et pour qu'on ne fît plus ses affaires. Il avait donc, comme tous les mardis, emporté là-bas un mouton et un quartier de boeuf; et il achevait sa vente, lorsque l'arrivée du 7e corps l'avait jeté au milieu d'une bagarre épouvantable. On courait, on se bousculait. Alors, il avait eu peur qu'on ne lui prît sa voiture et son cheval, il était parti, en abandonnant Silvine, qui faisait justement des commissions dans le bourg.

-Oh! Elle va revenir, conclut-il de sa voix tranquille. Elle a dû se réfugier chez le docteur Dalichamp, son parrain... C'est une fille tout de même courageuse, avec son air de ne savoir qu'obéir... Sûrement, elle a bien des qualités.

Raillait-il? Voulait-il expliquer pourquoi il la gardait, cette fille qui l'avait fâché avec son fils, et malgré l'enfant du Prussien dont elle refusait de se séparer? De nouveau, il eut son coup d'oeil oblique, son rire muet.

-Charlot est là qui dort, dans sa chambre, et bien sûr qu'elle ne va pas tarder.

Honoré, les lèvres tremblantes, regarda son père si fixement, que celui-ci reprit sa marche. Et le silence recommença, infini, tandis que, machinalement, il se recoupait du pain, mangeant toujours. Jean continuait, lui aussi, sans éprouver le besoin de dire une parole. Rassasié, les coudes sur la table, Maurice examinait les meubles, le vieux buffet, la vieille horloge, rêvait à des journées de vacances qu'il avait passées à Remilly autrefois, avec sa soeur Henriette. Les minutes s'écoulaient, l'horloge sonna onze heures.

-Diable! murmura-t-il, il ne faut pas laisser partir les autres.

Et, sans que Fouchard s'y opposât, il alla ouvrir la fenêtre. Toute la vallée noire se creusa, roulant sa mer de ténèbres. Pourtant, lorsque les yeux s'étaient habitués, on distinguait très nettement le pont, éclairé par les feux des deux berges. Des cuirassiers passaient toujours, dans leurs grands manteaux blancs, pareils à des cavaliers fantômes, dont les chevaux, fouettés d'un vent de terreur, marchaient sur l'eau. Et cela sans fin, interminable, toujours du même train de vision lente. Vers la droite, les coteaux nus, où dormait l'armée, restaient dans une immobilité, un silence de mort.

-Ah bien! reprit Maurice, avec un geste désespéré, ce sera pour demain matin.

Il avait laissé la fenêtre grande ouverte, et le père Fouchard, saisissant son fusil, enjamba l'appui, sauta dehors, avec l'agilité d'un jeune homme. On l'entendit marcher un instant d'un pas régulier de factionnaire; puis, il n'y eut plus que la grande rumeur lointaine du pont encombré: sans doute il s'était assis au bord de la route, plus tranquille d'être là, voyant venir le danger, tout prêt à rentrer d'un saut et à défendre sa maison.

Maintenant, à chaque minute, Honoré regardait l'horloge. Son inquiétude croissait. Il n'y avait que six kilomètres de Raucourt à Remilly; ce n'était guère plus d'une heure de marche, pour une fille jeune et solide comme Silvine. Pourquoi n'était-elle pas là, depuis des heures que le vieux l'avait perdue, dans la confusion de tout un corps d'armée, noyant le pays, bouchant les routes? Certainement, quelque catastrophe s'était produite; et il la voyait dans de mauvaises histoires, éperdue en pleins champs, piétinée par les chevaux.

Mais, soudain, tous trois se levèrent. Un galop descendait la route, et ils venaient d'entendre le vieux qui armait son fusil.

-Qui va là? Cria rudement ce dernier. C'est toi, Silvine?

On ne répondit pas. Il menaça de tirer, répétant sa question. Alors, une voix haletante, oppressée, parvint à dire:

-Oui, oui, c'est moi, père Fouchard.

Puis, tout de suite elle demanda:

-Et Charlot?

-Il est couché, il dort.

-Ah! bon, merci!

Du coup, elle ne se hâta plus, poussant un gros soupir, où toute son angoisse et toute sa fatigue s'exhalaient.

-Entre par la fenêtre, reprit Fouchard. Il y a du monde.

Et, comme elle sautait dans la salle, elle resta saisie devant les trois hommes. Sous la lumière vacillante de la chandelle, elle apparaissait, très brune, avec ses épais cheveux noirs, ses grands beaux yeux, qui suffisaient à sa beauté, dans son visage ovale, d'une tranquillité forte de soumission. Mais, en ce moment, la vue brusque d'Honoré avait jeté tout le sang de son coeur à ses joues; et elle n'était pas étonnée pourtant de le trouver là, elle avait songé à lui, en galopant depuis Raucourt.

Lui, étranglé, défaillant, affectait le plus grand calme.

-Bonsoir, Silvine.

-Bonsoir, Honoré.

Alors, pour ne pas éclater en sanglots, elle tourna la tête, elle sourit à Maurice, qu'elle venait de reconnaître. Jean la gênait. Elle étouffait, elle ôta le foulard qu'elle avait au cou. Honoré reprit, ne la tutoyant plus, comme autrefois:

-Nous étions inquiets de vous, Silvine, à cause de tous ces Prussiens qui arrivent.

Elle redevint subitement pâle, la face bouleversée; et, avec un regard involontaire vers la chambre où dormait Charlot, agitant la main, comme pour chasser une vision abominable, elle murmura:

-Les Prussiens, oh! Oui, oui, je les ai vus.

À bout de force, tombée sur une chaise, elle raconta que, lorsque le 7e corps avait envahi Raucourt, elle s'était réfugiée chez son parrain, le docteur Dalichamp, espérant que le père Fouchard aurait l'idée de venir l'y prendre, avant de repartir. La Grande- Rue était encombrée d'une telle bousculade, qu'un chien ne s'y serait pas risqué. Et, jusque vers quatre heures, elle avait patienté, assez tranquille, faisant de la charpie avec des dames; car le docteur, dans la pensée qu'on enverrait peut-être des blessés de Metz et de Verdun, si l'on se battait par là, s'occupait depuis quinze jours à installer une ambulance dans la grande salle de la mairie. Du monde arrivait, qui disait qu'on pourrait bien se servir tout de suite de cette ambulance; et, en effet, dès midi, on avait entendu le canon, du côté de Beaumont. Mais ça se passait loin encore, on n'avait pas peur, lorsque, tout d'un coup, comme les derniers soldats Français quittaient Raucourt, un obus était venu, avec un bruit effroyable, défoncer le toit d'une maison voisine. Deux autres suivirent, c'était une batterie allemande qui canonnait l'arrière-garde du 7e corps. Déjà, des blessés de Beaumont se trouvaient à la mairie, on craignit qu'un obus ne les achevât sur la paille, où ils attendaient que le docteur vînt les opérer. Fous d'épouvante, les blessés se levaient, voulaient descendre dans les caves, malgré leurs membres fracassés, qui leur arrachaient des cris de douleur.