-Et alors, continua Silvine, je ne sais pas comment ça s'est fait, il y a eu un brusque silence... J'étais montée à une fenêtre qui donne sur la rue et sur la campagne. Je ne voyais plus personne, pas un seul pantalon rouge, quand j'ai entendu des gros pas lourds; et une voix a crié quelque chose, et toutes les crosses des fusils sont tombées en même temps par terre... C'étaient, en bas, dans la rue, des hommes noirs, petits, l'air sale, avec de grosses têtes vilaines, coiffées de casques, pareils à ceux de nos pompiers. On m'a dit que c'étaient des Bavarois... Puis, comme je levais les yeux, j'en ai vu, oh! J'en ai vu des milliers et des milliers, qui arrivaient par les routes, par les champs, par les bois, en colonnes serrées, sans fin. Tout de suite, le pays en a été noir. Une invasion noire, des sauterelles noires, encore et encore, si bien qu'en un rien de temps, on n'a plus vu la terre.
Elle frémissait, elle répéta son geste, chassant de la main l'affreux souvenir.
-Et alors, on n'a pas idée de ce qui s'est passé... Il paraît que ces gens-là marchaient depuis trois jours, et qu'ils venaient de se battre à Beaumont, comme des enragés. Aussi crevaient-ils de faim, les yeux hors de la tête, à moitié fous... Les officiers n'ont pas même essayé de les retenir, tous se sont jetés dans les maisons, dans les boutiques, enfonçant les portes et les fenêtres, cassant les meubles, cherchant à manger et à boire, avalant n'importe quoi, ce qui leur tombait sous la main... Chez Monsieur Simonnot, l'épicier, j'en ai aperçu un qui puisait avec son casque, au fond d'un tonneau de mélasse. D'autres mordaient dans des morceaux de lard cru. D'autres mâchaient de la farine. Déjà, disait-on, il ne restait plus rien, depuis quarante-Huit heures que des soldats passaient; et ils trouvaient quand même, sans doute des provisions cachées; de sorte qu'ils s'acharnaient à tout démolir, croyant qu'on leur refusait la nourriture. En moins d'une heure, les épiceries, les boulangeries, les boucheries, les maisons bourgeoises elles-mêmes, ont eu leurs vitrines fracassées, leurs armoires pillées, leurs caves envahies et vidées... Chez le docteur, on ne s'imagine pas une chose pareille, j'en ai surpris un gros qui a mangé tout le savon. Mais c'est dans la cave surtout qu'ils ont fait du ravage. On les entendait d'en haut hurler comme des bêtes, briser les bouteilles, ouvrir les cannelles des tonneaux, dont le vin coulait avec un bruit de fontaine. Ils remontaient les mains rouges, d'avoir pataugé dans tout ce vin répandu... Et, voyez ce que c'est, quand on redevient ainsi des sauvages, Monsieur Dalichamp a voulu vainement empêcher un soldat de boire un litre de sirop d'opium, qu'il avait découvert. Pour sûr, le malheureux est mort à l'heure qu'il est, tant il souffrait, quand je suis partie.
Prise d'un grand frisson, elle se mit les deux mains sur les yeux, afin de ne plus voir.
-Non, non! J'en ai trop vu, ça m'étouffe!
Le père Fouchard, toujours sur la route, s'était approché, debout devant la fenêtre, pour écouter; et le récit de ce pillage le rendait soucieux: on lui avait dit que les Prussiens payaient tout, est-ce qu'ils allaient se mettre à être des voleurs, maintenant? Maurice et Jean, eux aussi, se passionnaient, à ces détails sur un ennemi que cette fille venait de voir, et qu'eux n'avaient pu rencontrer, depuis un mois qu'on se battait; tandis que, pensif, la bouche souffrante, Honoré ne s'intéressait qu'à elle, ne songeait qu'au malheur ancien qui les avait séparés.
Mais, à ce moment, la porte de la chambre voisine s'ouvrit, et le petit Charlot parut. Il devait avoir entendu la voix de sa mère, il accourait en chemise, pour l'embrasser. Rose et blond, très fort, il avait une tignasse pâle frisée et de gros yeux bleus.
Silvine frémit, de le revoir si brusquement, comme surprise de l'image qu'il lui apportait. Ne le connaissait-elle donc plus, cet enfant adoré, qu'elle le regardait effrayée, ainsi qu'une évocation même de son cauchemar? Puis, elle éclata en larmes.
-Mon pauvre petit!
Et elle le serra éperdument dans ses bras, à son cou, tandis qu'Honoré, livide, constatait l'extraordinaire ressemblance de Charlot avec Goliath: c'était la même tête carrée et blonde, toute la race germanique, dans une belle santé d'enfance, souriante et fraîche. Le fils du Prussien, le Prussien, comme les farceurs de Remilly le nommaient! Et cette mère Française qui était là, à l'étreindre sur son coeur, encore toute bouleversée, toute saignante du spectacle de l'invasion!
-Mon pauvre petit, sois sage, viens te recoucher!... Fais dodo, mon pauvre petit!
Elle l'emporta. Puis, quand elle revint de la pièce voisine, elle ne pleurait plus, elle avait retrouvé sa calme figure de docilité et de courage.
Ce fut Honoré qui reprit, d'une voix tremblante:
-Et alors les Prussiens...?
-Ah! oui, les Prussiens... Eh bien! ils avaient tout cassé, tout pillé, tout mangé et tout bu. Ils volaient aussi le linge, les serviettes, les draps, jusqu'aux rideaux, qu'ils déchiraient en longues bandes, pour se panser les pieds. J'en ai vu dont les pieds n'étaient plus qu'une plaie, tant ils avaient marché. Devant chez le docteur, au bord du ruisseau, il y en avait une troupe, qui s'étaient déchaussés et qui s'enveloppaient les talons avec des chemises de femme garnies de dentelle, volées sans doute à la belle Madame Lefèvre, la femme du fabricant... Jusqu'à la nuit, le pillage a duré. Les maisons n'avaient plus de portes, elles bâillaient sur la rue par toutes les ouvertures des rez-de- chaussée, et l'on apercevait les débris des meubles à l'intérieur, un vrai massacre qui mettait en colère les gens calmes... Moi, j'étais comme folle, je ne pouvais rester davantage. On a eu beau vouloir me retenir, en me disant que les routes étaient barrées, qu'on me tuerait pour sûr, je suis partie, je me suis jetée tout de suite dans les champs, à droite, en sortant de Raucourt. Des chariots de Français et de Prussiens, en tas, arrivaient de Beaumont. Deux ont passé près de moi, dans l'obscurité, avec des cris, des gémissements, et j'ai couru, oh! J'ai couru à travers les terres, à travers les bois, je ne sais plus par où, en faisant un grand détour, du côté de Villers... Trois fois, je me suis cachée, en croyant entendre des soldats. Mais je n'ai rencontré qu'une autre femme qui courait aussi, qui se sauvait de Beaumont, elle, et qui m'a dit des choses à faire dresser les cheveux... Enfin, je suis ici, bien malheureuse, oh! Bien malheureuse!