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Des larmes, de nouveau, la suffoquèrent. Une hantise la ramenait à ces choses, elle répéta ce que lui avait conté la femme de Beaumont. Cette femme, qui habitait la grande rue du village, venait d'y voir passer l'artillerie allemande, depuis la tombée du jour. Aux deux bords, une haie de soldats portaient des torches de résine, éclairant la chaussée d'une lueur rouge d'incendie. Et, au milieu, coulait le fleuve des chevaux, des canons, des caissons, menés d'un train d'enfer, en un galop furieux. C'était la hâte enragée de la victoire, la diabolique poursuite des troupes Françaises, à achever, à écraser, là-bas, dans quelque basse fosse. Rien n'était respecté, on cassait tout, on passait quand même. Les chevaux qui tombaient, et dont on coupait les traits tout de suite, étaient roulés, broyés, rejetés comme des épaves sanglantes. Des hommes, qui voulurent traverser, furent renversés à leur tour, hachés par les roues. Dans cet ouragan, les conducteurs mourant de faim ne s'arrêtaient même pas, attrapaient au vol des pains qu'on leur jetait; tandis que les porteurs de torches, du bout de leurs baïonnettes, leur tendaient des quartiers de viande. Puis, du même fer, ils piquaient les chevaux, qui ruaient, affolés, galopant plus fort. Et la nuit s'avançait, et de l'artillerie passait toujours, sous cette violence accrue de tempête, au milieu de hourras frénétiques.

Malgré l'attention qu'il donnait à ce récit, Maurice, foudroyé par la fatigue, après le repas goulu qu'il avait fait, venait de laisser tomber sa tête sur la table, entre ses deux bras. Un instant encore, Jean lutta, et il fut vaincu à son tour, il s'endormit, à l'autre bout. Le père Fouchard était redescendu sur la route, Honoré se trouva seul avec Silvine, assise, immobile maintenant, en face de la fenêtre toujours grande ouverte.

Alors, le maréchal des logis se leva, s'approcha de la fenêtre. La nuit restait immense et noire, gonflée du souffle pénible des troupes. Mais des bruits plus sonores, des chocs et des craquements, montaient. En bas, maintenant, c'était de l'artillerie qui défilait, sur le pont à demi submergé. Des chevaux se cabraient, dans l'effroi de cette eau mouvante. Des caissons glissaient à demi, qu'il fallait jeter complètement au fleuve. Et, en voyant cette retraite sur l'autre rive, si pénible, si lente, qui durait depuis la veille et qui ne serait certainement pas achevée au jour, le jeune homme songeait à l'autre artillerie, à celle dont le torrent sauvage se ruait au travers de Beaumont, renversant tout, broyant bêtes et gens, pour aller plus vite.

Honoré s'approcha de Silvine, et doucement, en face de ces ténèbres, où passaient des frissons farouches:

-Vous êtes malheureuse?

-Oh! Oui, malheureuse!

Elle sentit qu'il allait parler de la chose, de l'abominable chose, et elle baissait la tête.

-Dites, comment est-ce arrivé? ... Je voudrais savoir...

Mais elle ne pouvait répondre.

-Est-ce qu'il vous a forcée? ... Est-ce que vous avez consenti?

Alors, elle bégaya, la voix étranglée:

-Mon Dieu! Je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas moi-même... Mais, voyez-vous, ce serait si mal de mentir! Et je ne puis m'excuser, non! Je ne puis dire qu'il m'ait battue... Vous étiez parti, j'étais folle, et la chose est arrivée, je ne sais pas, je ne sais pas comment!

Des sanglots l'étouffèrent, et lui, blême, la gorge également serrée, attendit une minute. Cette idée qu'elle ne voulait pas mentir, le calmait pourtant. Il continua à l'interroger, la tête travaillée de tout ce qu'il n'avait pu comprendre encore.

-Mon père vous a donc gardée ici?

Elle ne leva même pas les yeux, s'apaisant, reprenant son air de résignation courageuse.

-Je fais son ouvrage, je n'ai jamais coûté gros à nourrir, et comme il y a une bouche de plus avec moi, il en a profité pour diminuer mes gages... Maintenant, il est bien sûr que, ce qu'il commande, je suis forcée de le faire.

-Mais, vous, pourquoi êtes-vous restée?

Du coup, elle fut si surprise, qu'elle le regarda.

-Moi, où donc voulez-vous que j'aille? Au moins, ici, mon petit et moi, nous mangeons, nous sommes tranquilles.

Le silence recommença, tous les deux à présent avaient les yeux dans les yeux; et, au loin, par la vallée obscure, les souffles de foule montaient plus larges, tandis que le roulement des canons, sur le pont de bateaux, se prolongeait sans fin. Il y eut un grand cri, un cri perdu d'homme ou de bête, qui traversa les ténèbres, avec une infinie pitié.

-Écoutez, Silvine, reprit Honoré lentement, vous m'avez envoyé une lettre qui m'a fait bien de la joie... Jamais je ne serais revenu. Mais cette lettre, je l'ai encore relue ce soir, et elle dit des choses qu'on ne pouvait pas mieux dire...

Elle avait d'abord pâli, en l'entendant parler de cela. Peut-être était-il fâché, de ce qu'elle avait osé lui écrire, comme une effrontée. Puis, à mesure qu'il s'expliquait, elle devenait toute rouge.

-Je sais bien que vous ne voulez pas mentir, et c'est pour ça que je crois ce qu'il y a sur le papier... Oui, maintenant, je le crois tout à fait... Vous avez eu raison de penser que, si j'étais mort à la guerre, sans vous revoir, ça m'aurait fait une grosse peine, de m'en aller ainsi, en me disant que vous ne m'aimiez pas... Et, alors, puisque vous m'aimez toujours, puisque vous n'avez jamais aimé que moi...

Sa langue s'embarrassait, il ne trouvait plus les mots, secoué d'une émotion extraordinaire.

-Écoute, Silvine, si ces cochons de Prussiens ne me tuent pas, je veux bien encore de toi, oui! Nous nous marierons ensemble, dès que je rentrerai du service.

Elle se leva toute droite, elle eut un cri et tomba entre les bras du jeune homme. Elle ne pouvait parler, tout le sang de ses veines était à son visage. Il s'était assis sur la chaise, il l'avait prise sur ses genoux.

-J'y ai bien songé, c'était ce que j'avais à te dire, en venant ici... Si mon père nous refuse son consentement, nous nous en irons, la terre est grande... Et ton petit, on ne peut pas l'étrangler, mon Dieu! Il en poussera d'autres, je finirai par ne plus le reconnaître, dans le tas.

C'était le pardon. Elle se débattait contre cet immense bonheur, elle murmura enfin:

-Non, ce n'est pas possible, c'est trop. Peut-être te repentirais-tu, un jour... Mais que tu es bon, Honoré, et que je t'aime!

D'un baiser sur les lèvres, il la fit taire. Et elle n'avait déjà plus la force de refuser la félicité qui lui arrivait, toute la vie heureuse qu'elle croyait à jamais morte. D'un élan involontaire, irrésistible, elle le saisit à pleins bras, elle le serra en le baisant à son tour, de toute sa force de femme, comme un bien reconquis, à elle seule, que personne maintenant ne lui enlèverait. Il était de nouveau à elle, lui qu'elle avait perdu, et elle mourrait plutôt que de se le laisser reprendre.

Mais, à cette minute, une rumeur monta, un grand tumulte de réveil, qui emplit l'épaisse nuit. Des ordres étaient criés, des clairons sonnaient, et toute une agitation d'ombres se levait des terrains nus, une mer indistincte et mouvante, dont le flot descendait déjà vers la route. En bas, les feux des deux berges allaient s'éteindre, on ne voyait plus que des masses confuses piétinant, sans pouvoir même se rendre compte si le passage du fleuve continuait. Et jamais encore une telle angoisse, un tel effarement d'épouvante n'avaient traversé les ténèbres.