Au pied du bronze de Turenne, Rochas faisait un effort considérable, pour se tenir debout, les yeux ouverts.
Lorsqu'il reconnut Jean, il murmura:
-Ah! c'est vous, caporal! Et vos hommes?
Jean eut un geste vague, pour dire qu'il ne savait pas. Mais Pache, montrant Lapoulle, répondit, gagné par les larmes:
-Nous sommes là, il n'y a que nous deux... Que le bon Dieu ait pitié de nous, c'est trop de misère!
L'autre, le gros mangeur, regardait les mains de Jean, d'un air vorace, révolté de les voir toujours vides à présent. Peut-être, dans sa somnolence, avait-il rêvé que le caporal était allé à la distribution.
-Sacré bon sort! gronda-t-il, faut donc encore se serrer le ventre!
Gaude, le clairon, qui attendait l'ordre de sonner au ralliement, adossé à la grille, venait de s'endormir, glissant d'une seule coulée, s'étalant sur le dos. Tous succombaient un à un, ronflaient à poings fermés. Et, seul, le sergent Sapin restait les yeux grands ouverts, avec son nez pincé dans sa petite figure pâle, comme s'il lisait son malheur à l'horizon de cette ville inconnue.
Cependant, le lieutenant Rochas avait cédé à l'irrésistible besoin de s'asseoir par terre. Il voulut donner un ordre.
-Caporal, il faudra... Il faudra...
Et il ne trouvait plus les mots, la bouche empâtée de fatigue; et, tout d'un coup, il s'abattit à son tour, foudroyé par le sommeil.
Jean, craignant de tomber lui aussi sur le pavé, s'en alla. Il s'entêtait à chercher un lit. De l'autre côté de la place, à une des fenêtres de l'hôtel de la croix d'or, il avait aperçu le général Bourgain-Desfeuilles, déjà en manches de chemise, tout prêt à se fourrer entre de fins draps blancs. À quoi bon faire du zèle, pâtir davantage? Et il eut une soudaine joie, un nom avait jailli de sa mémoire, celui du fabricant de drap, chez qui était employé le beau-frère de Maurice: M Delaherche, oui! C'était bien ça. Il arrêta un vieil homme qui passait.
-Monsieur Delaherche?
-Rue Maqua, presque au coin de la rue au beurre, une grande belle maison, avec des sculptures.
Puis, le vieil homme le rejoignit en courant.
-Dites donc, vous êtes du 106e... Si c'est votre régiment que vous cherchez, il est ressorti par le château, là-bas... Je viens de rencontrer le colonel, Monsieur De Vineuil, que j'ai bien connu, quand il était à Mézières.
Mais Jean repartit, avec un geste de furieuse impatience. Non! Non! Maintenant qu'il était certain de retrouver Maurice, il n'irait pas coucher sur la terre dure. Et, au fond de lui, un remords l'importunait, car il revoyait le colonel, avec sa haute taille, si dur à la fatigue malgré son âge, dormant comme ses hommes, sous la tente. Tout de suite, il enfila la Grande-Rue, se perdit de nouveau dans le tumulte grandissant de la ville, finit par s'adresser à un petit garçon qui le conduisit rue Maqua.
C'était là qu'un grand-Oncle du Delaherche actuel avait construit, au siècle dernier, la fabrique monumentale, qui, depuis cent soixante ans, n'était point sortie de la famille. Il y a ainsi, à Sedan, datant des premières années de Louis XV, des fabriques de drap grandes comme des Louvres, avec des façades d'une majesté royale. Celle de la rue Maqua avait trois étages de hautes fenêtres, encadrées de sévères sculptures; et, à l'intérieur, une cour de palais était encore plantée des vieux arbres de la fondation, des ormes gigantesques. Trois générations de Delaherche avaient fait là des fortunes considérables. Le père de Jules, le propriétaire actuel, ayant hérité la fabrique d'un cousin, mort sans enfant, c'était maintenant une branche cadette qui trônait. Ce père avait élargi la prospérité de la maison, mais il était de moeurs gaillardes et avait rendu sa femme fort malheureuse. Aussi cette dernière, devenue veuve, tremblante de voir son fils recommencer les mêmes farces, s'était-elle efforcée de le tenir jusqu'à cinquante ans passés dans une dépendance de grand garçon sage, après l'avoir marié à une femme très simple et très dévote. Le pis est que la vie a de terribles revanches. Sa femme étant venue à mourir, Delaherche, sevré de jeunesse, s'était amouraché d'une jeune veuve de Charleville, la jolie Madame Maginot, sur laquelle on chuchotait des histoires, et qu'il avait fini par épouser, l'automne dernier, malgré les remontrances de sa mère. Sedan, très puritain, a toujours jugé avec sévérité Charleville, cité de rires et de fêtes. D'ailleurs, jamais le mariage ne se serait conclu, si Gilberte n'avait eu pour oncle le colonel De Vineuil, en passe d'être promu général. Cette parenté, cette idée qu'il était entré dans une famille militaire, flattait beaucoup le fabricant de drap.
Le matin, Delaherche, en apprenant que l'armée allait passer à Mouzon, avait fait avec Weiss, son comptable, cette promenade en cabriolet, dont le père Fouchard avait parlé à Maurice. Gros et grand, le teint coloré, le nez fort et les lèvres épaisses, il était de tempérament expansif, il avait la curiosité gaie du bourgeois Français qui aime les beaux défilés de troupes. Ayant su par le pharmacien de Mouzon que l'empereur se trouvait à la ferme de Baybel, il y était monté, l'avait vu, avait même failli causer avec lui, toute une histoire énorme, dont il ne tarissait pas depuis son retour. Mais quel terrible retour, à travers la panique de Beaumont, par les chemins encombrés de fuyards! Vingt fois, le cabriolet avait failli culbuter dans les fossés. Les deux hommes n'étaient rentrés qu'à la nuit, au milieu d'obstacles sans cesse renaissants. Et cette partie de plaisir, cette armée que Delaherche était allé voir défiler, à deux lieues, et qui le ramenait violemment dans le galop de sa retraite, toute cette aventure imprévue et tragique lui avait fait répéter, à dix reprises, le long de la route:
-Moi qui la croyais en marche sur Verdun et qui ne voulais pas manquer l'occasion de la voir!... Ah bien! Je l'ai vue et je crois que nous allons la voir, à Sedan, plus que nous ne voudrons!
Le matin, dès cinq heures, réveillé par la haute rumeur d'écluse lâchée que faisait le 7e corps en traversant la ville, il s'était vêtu à la hâte; et, dans la première personne rencontrée sur la place Turenne, il avait reconnu le capitaine Beaudoin. L'année d'auparavant, à Charleville, le capitaine était un des familiers de la jolie Madame Maginot; de sorte que Gilberte, avant le mariage, l'avait présenté. L'histoire, chuchotée autrefois, disait que le capitaine, n'ayant plus rien à désirer, s'était retiré devant le fabricant de drap par délicatesse, ne voulant pas priver son amie de la très grosse fortune qui lui arrivait.