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-Comment! c'est vous? s'écria Delaherche, et dans quel état, bon Dieu!

Beaudoin, si correct, si joliment tenu d'habitude, était en effet pitoyable, l'uniforme souillé, la face et les mains noires. Exaspéré, il venait de faire route avec des turcos, sans pouvoir s'expliquer comment il avait perdu sa compagnie. Ainsi que tous, il se mourait de faim et de fatigue; mais ce n'était pas là son désespoir le plus cuisant, il souffrait surtout de ne pas avoir changé de chemise depuis Reims.

-Imaginez-vous, gémit-il tout de suite, qu'on m'a égaré mes bagages à Vouziers. Des imbéciles, des gredins à qui je casserais la tête, si je les tenais!... Et plus rien, pas un mouchoir, pas une paire de chaussettes! C'est à en devenir fou, ma parole d'honneur!

Delaherche insista aussitôt pour l'emmener chez lui. Mais il résistait: non, non! Il n'avait plus figure humaine, il ne voulait pas faire peur au monde. Il fallut que le fabricant lui jurât que ni sa mère ni sa femme n'étaient levées. Et, d'ailleurs, il allait lui donner de l'eau, du savon, du linge, enfin le nécessaire.

Sept heures sonnaient, lorsque le capitaine Beaudoin, débarbouillé, brossé, ayant sous l'uniforme une chemise du mari, parut dans la salle à manger aux boiseries grises, très haute de plafond. Madame Delaherche, la mère, était déjà là, toujours debout à l'aube, malgré ses soixante-dix-huit ans. Toute blanche, elle avait un nez qui s'était aminci et une bouche qui ne riait plus, dans une longue face maigre. Elle se leva, se montra d'une grande politesse, en invitant le capitaine à s'asseoir devant une des tasses de café au lait qui étaient servies.

-Peut-être, monsieur, préféreriez-vous de la viande et du vin, après tant de fatigues?

Mais il se récria.

-Merci mille fois, madame, un peu de lait et du pain beurré, c'est ce qui m'ira le mieux.

À ce moment, une porte fut gaiement poussée, et Gilberte entra, la main tendue. Delaherche avait dû la prévenir, car d'ordinaire elle ne se levait jamais avant dix heures. Elle était grande, l'air souple et fort, avec de beaux cheveux noirs, de beaux yeux noirs, et pourtant très rose de teint, et la mine rieuse, un peu folle, sans méchanceté aucune. Son peignoir beige, à broderies de soie rouge, venait de Paris.

-Ah! capitaine, dit-elle vivement, en serrant la main du jeune homme, que vous êtes gentil, de vous être arrêté dans notre pauvre coin de province!

D'ailleurs, elle fut la première à rire de son étourderie.

-Hein? suis-je sotte! Vous vous passeriez bien d'être à Sedan, dans des circonstances pareilles... Mais je suis si heureuse de vous revoir!

En effet, ses beaux yeux brillaient de plaisir. Et Madame Delaherche, qui devait connaître les propos des méchantes langues de Charleville, les regardait tous deux fixement, de son air rigide. Le capitaine, du reste, se montrait fort discret, en homme qui avait gardé simplement un bon souvenir de la maison hospitalière où il était accueilli autrefois.

On déjeuna, et tout de suite Delaherche revint à sa promenade de la veille, ne pouvant résister à la démangeaison d'en faire de nouveau le récit.

-Vous savez que j'ai vu l'empereur à Baybel.

Il partit, rien dès lors ne put l'arrêter. Ce fut d'abord une description de la ferme, un grand bâtiment carré, avec une cour intérieure, fermée par une grille, le tout sur un monticule qui domine Mouzon, à gauche de la route de Carignan. Ensuite, il revint au 12e corps qu'il avait traversé, campé parmi les vignes des coteaux, des troupes superbes, luisantes au soleil, dont la vue l'avait empli d'une grande joie patriotique.

-J'étais donc là, monsieur, lorsque l'empereur, tout d'un coup, est sorti de la ferme, où il était monté faire halte, pour se reposer et déjeuner. Il avait un paletot jeté sur son uniforme de général, bien que le soleil fût très chaud. Derrière lui, un serviteur portait un pliant... Je ne lui ai pas trouvé bonne mine, ah! non, voûté, la marche pénible, la figure jaune, enfin un homme malade... Et ça ne m'a pas surpris, parce que le pharmacien de Mouzon, en me conseillant de pousser jusqu'à Baybel, venait de me raconter qu'un aide de camp était accouru lui acheter des remèdes... Oui, vous savez bien, des remèdes pour...

La présence de sa mère et de sa femme l'empêchait de désigner plus clairement la dysenterie dont l'empereur souffrait depuis le Chesne et qui le forçait à s'arrêter ainsi dans les fermes, le long de la route.

-Bref, voilà le serviteur qui installe le pliant, au bout d'un champ de blé, à la corne d'un taillis, et voilà l'empereur qui s'assied... Il restait immobile, affaissé, de l'air d'un petit rentier chauffant ses douleurs au soleil. Il regardait de son oeil morne le vaste horizon, en bas la Meuse coulant dans la vallée, en face les coteaux boisés dont les sommets se perdent au loin, les cimes des bois de Dieulet à gauche, le mamelon verdoyant de Sommauthe à droite... Des aides de camp, des officiers supérieurs l'entouraient, et un colonel de dragons, qui m'avait déjà demandé des renseignements sur le pays, venait de me faire signe de ne pas m'éloigner, lorsque, tout d'un coup...

Delaherche se leva, car il arrivait à la péripétie poignante du récit, il voulait joindre la mimique à la parole.

-Tout d'un coup, des détonations éclatent, et l'on voit, juste en face, en avant des bois de Dieulet, des obus décrire des courbes dans le ciel... Ca m'a fait, parole d'honneur! L'effet d'un feu d'artifice qu'on aurait tiré en plein jour... Autour de l'empereur, naturellement, on s'exclame, on s'inquiète. Mon colonel de dragons revient en courant me demander si je puis préciser où l'on se bat. Tout de suite, je dis: «c'est à Beaumont, il n'y a pas le moindre doute.» il retourne près de l'empereur, sur les genoux duquel un aide de camp dépliait une carte. L'empereur ne voulait pas croire qu'on se battît à Beaumont. Moi, n'est-ce pas? Je ne pouvais que m'obstiner, d'autant plus que les obus marchaient dans le ciel, se rapprochant, suivant la route de Mouzon... Et alors, comme je vous vois, monsieur, j'ai vu l'empereur tourner vers moi son visage blême. Oui, il m'a regardé un instant de ses yeux troubles, pleins de défiance et de tristesse. Et puis, sa tête est retombée au-dessus de la carte, il n'a plus bougé.

Bonapartiste ardent au moment du plébiscite, Delaherche, depuis les premières défaites, avouait que l'empire avait commis des fautes. Mais il défendait encore la dynastie, il plaignait Napoléon III, que tout le monde trompait. Ainsi, à l'entendre, les véritables auteurs de nos désastres n'étaient autres que les députés républicains de l'opposition, qui avaient empêché de voter le nombre d'hommes et les crédits nécessaires.

-Et l'empereur est rentré à la ferme? demanda le capitaine Beaudoin.

-Ma foi, monsieur, je n'en sais rien, je l'ai laissé sur son pliant... Il était midi, la bataille se rapprochait, je commençais à me préoccuper de mon retour... Tout ce que je puis ajouter, c'est qu'un général, à qui je montrais Carignan au loin, dans la plaine, derrière nous, a paru stupéfait d'apprendre que la frontière belge était là, à quelques kilomètres... Ah! ce pauvre empereur, il est bien servi!