Gilberte, souriante, très à l'aise, comme dans le salon de son veuvage, où elle le recevait autrefois, s'occupait du capitaine, lui passait le pain grillé et le beurre. Elle voulait absolument qu'il acceptât une chambre, un lit; mais il refusait, il fut convenu qu'il se reposerait seulement une couple d'heures sur un canapé, dans le cabinet de Delaherche, avant de rejoindre son régiment. Au moment où il prenait des mains de la jeune femme le sucrier, Madame Delaherche, qui ne les quittait pas des yeux, les vit nettement se serrer les doigts; et elle ne douta plus.
Mais une servante venait de paraître.
-Monsieur, il y a, en bas, un soldat qui demande l'adresse de Monsieur Weiss.
Delaherche n'était pas fier, comme on disait, aimant à causer avec les petits de ce monde, par un goût bavard de la popularité.
-L'adresse de Weiss, tiens! c'est drôle... Faites entrer ce soldat.
Jean entra, si épuisé, qu'il vacillait. En apercevant son capitaine, attablé avec deux dames, il eut un léger sursaut de surprise, il retira la main qu'il avançait machinalement déjà, pour s'appuyer à une chaise. Puis, il répondit brièvement aux questions du fabricant, qui faisait le bon homme, ami du soldat. D'un mot, il expliqua sa camaraderie avec Maurice, et pourquoi il le cherchait.
-C'est un caporal de ma compagnie, finit par dire le capitaine, afin de couper court.
À son tour, il l'interrogea, désireux de savoir ce que le régiment était devenu. Et, comme Jean racontait qu'on venait de voir le colonel traverser la ville, à la tête de ce qu'il lui restait d'hommes, pour aller camper au nord, Gilberte, de nouveau, parla trop vite, avec sa vivacité de jolie femme, qui ne réfléchissait guère.
-Oh! mon oncle, pourquoi n'est-il pas venu déjeuner ici? On lui aurait préparé une chambre... Si l'on envoyait le chercher?
Mais Madame Delaherche eut un geste de souveraine autorité. Dans ses veines coulait le vieux sang bourgeois des villes frontières, toutes les mâles vertus d'un patriotisme rigide. Elle ne rompit la sévérité de son silence que pour dire:
-Laissez Monsieur De Vineuil, il est à son devoir.
Cela causa un malaise. Delaherche emmena le capitaine dans son cabinet, voulut l'installer lui-même sur le canapé; et Gilberte s'en alla, malgré la leçon, de son air d'oiseau secouant les ailes, gai quand même sous l'orage; tandis que la servante, à qui l'on avait confié Jean, le conduisait à travers les cours de la fabrique, dans un dédale de couloirs et d'escaliers.
Les Weiss habitaient rue des Voyards; mais la maison, qui appartenait à Delaherche, communiquait avec la bâtisse monumentale de la rue Maqua. Cette rue des Voyards était alors une des plus étranglées de Sedan, une ruelle étroite, humide, assombrie par le voisinage du rempart qu'elle longeait. Les toitures des hautes façades se touchaient presque, les allées noires semblaient des bouches de cave, surtout dans le bout où se dressait le grand mur du collège. Cependant, Weiss, logé et chauffé, occupant tout le troisième étage, s'y trouvait à l'aise, à proximité de son bureau, pouvant y descendre en pantoufles, sans sortir. Il était un homme heureux, depuis qu'il avait épousé Henriette, si longtemps désirée, lorsqu'il l'avait connue au Chesne, chez son père, le percepteur, ménagère à six ans, remplaçant la mère morte; tandis que lui, entré à la raffinerie générale presque à titre d'homme de peine, se faisait une instruction, s'élevait à l'emploi de comptable, à force de travail. Encore, pour réaliser son rêve, avait-il fallu la mort du père, puis les fautes graves du frère, à Paris, de ce Maurice, dont la soeur jumelle était un peu la servante, à qui elle s'était sacrifiée toute pour en faire un monsieur. Élevée en cendrillon au logis, sachant au plus lire et écrire, elle venait de vendre la maison, les meubles, sans combler le gouffre des folies du jeune homme, lorsque le bon Weiss était accouru offrir ce qu'il possédait, avec ses bras solides, avec son coeur; et elle avait accepté de l'épouser, touchée aux larmes de son affection, très sage et très réfléchie, pleine d'estime tendre sinon de passion amoureuse. Maintenant, la fortune leur souriait, Delaherche avait parlé d'associer Weiss à sa maison. Ce serait le bonheur, dès que des enfants seraient venus.
-Attention! dit la domestique à Jean, l'escalier est raide.
En effet, il butait dans une obscurité devenue profonde, quand une porte, vivement ouverte, éclaira les marches d'un coup de lumière. Et il entendit une voix douce qui disait:
-C'est lui.
-Madame Weiss, cria la domestique, voilà un soldat qui vous demande.
Il y eut un léger rire de contentement, et la voix douce répondit:
-Bon! bon! je sais qui c'est.
Puis, comme le caporal, gêné, étouffé, s'arrêtait sur le seuil.
-Entrez, monsieur Jean... Voici deux heures que Maurice est là et que nous vous attendons, oh! avec bien de l'impatience!
Alors, dans le jour pâle de la pièce, il la vit, d'une ressemblance frappante avec Maurice, de cette extraordinaire ressemblance des jumeaux qui est comme un dédoublement des visages. Pourtant, elle était plus petite, plus mince encore, d'apparence plus frêle, avec sa bouche un peu grande, ses traits menus, sous son admirable chevelure blonde, d'un blond clair d'avoine mûre. Et ce qui la différenciait surtout de lui, c'étaient ses yeux gris, calmes et braves, où revivait toute l'âme héroïque du grand-père, le héros de la grande armée. Elle parlait peu, marchait sans bruit, d'une activité si adroite, d'une douceur si riante, qu'on la sentait comme une caresse dans l'air où elle passait.
-Tenez, entrez par ici, monsieur Jean, répéta-t-elle.
Tout va être prêt.
Il balbutiait, ne trouvant pas même un remerciement, dans son émotion d'être si fraternellement reçu. D'ailleurs, ses paupières se fermaient, il ne l'apercevait qu'à travers le sommeil invincible dont il était pris, une sorte de brume où elle flottait, vague, détachée de terre. N'était-ce donc qu'une apparition charmante, cette jeune femme secourable, qui lui souriait avec tant de simplicité? Il lui sembla bien qu'elle touchait sa main, qu'il sentait la sienne, petite et ferme, d'une loyauté de vieil ami.
Et, à partir de ce moment, Jean perdit la conscience nette des choses. On était dans la salle à manger, il y avait du pain et de la viande sur la table; mais il n'aurait pas eu la force de porter les morceaux à sa bouche. Un homme était là, assis sur une chaise. Puis, il reconnut Weiss, qu'il avait vu à Mulhouse. Mais il ne comprenait pas ce que l'homme disait, d'un air de chagrin, avec des gestes ralentis. Dans un lit de sangle, dressé devant le poêle, Maurice dormait déjà, la face immobile, l'air mort. Et Henriette s'empressait autour d'un divan, sur lequel on avait jeté un matelas; elle apportait un traversin, un oreiller, des couvertures; elle mettait, les mains promptes et savantes, des draps blancs, d'admirables draps blancs, d'un blanc de neige.
Ah! ces draps blancs, ces draps si ardemment convoités, Jean ne voyait plus qu'eux! Il ne s'était pas déshabillé, il n'avait pas couché dans un lit depuis six semaines. C'était une gourmandise, une impatience d'enfant, une irrésistible passion, à se glisser dans cette blancheur, dans cette fraîcheur, et à s'y perdre. Dès qu'on l'eut laissé seul, il fut tout de suite pieds nus, en chemise, il se coucha, se contenta, avec un grognement de bête heureuse. Le jour pâle du matin entrait par la haute fenêtre; et, comme, déjà chaviré dans le sommeil, il rouvrait à demi les yeux, il eut encore une apparition d'Henriette, une Henriette plus indécise, immatérielle, qui rentrait sur la pointe des pieds, pour poser près de lui, sur la table, une carafe et un verre oubliés. Elle sembla rester là quelques secondes, à les regarder tous deux, son frère et lui, avec son tranquille sourire, d'une infinie bonté. Puis, elle se dissipa. Et il dormait dans les draps blancs, anéanti.