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Des heures, des années coulèrent. Jean et Maurice n'étaient plus, sans un rêve, sans la conscience du petit battement de leurs veines. Dix ans ou dix minutes, le temps avait cessé de compter; et c'était comme la revanche du corps surmené, se satisfaisant dans la mort de tout leur être. Brusquement, secoués du même sursaut, tous deux s'éveillèrent. Quoi donc? Que se passait-il, depuis combien de temps dormaient-ils? La même clarté pâle tombait de la haute fenêtre. Ils étaient brisés, les jointures raidies, les membres plus las, la bouche plus amère qu'en se couchant. Heureusement qu'ils ne devaient avoir dormi qu'une heure. Et, sur la même chaise, ils ne s'étonnèrent pas d'apercevoir Weiss, qui semblait attendre leur réveil, dans la même attitude accablée.

-Fichtre! bégaya Jean, faut pourtant se lever et rejoindre le régiment avant midi.

Il sauta sur le carreau avec un léger cri de douleur, il s'habilla.

-Avant midi, répéta Weiss. Vous savez qu'il est sept heures du soir et que vous dormez depuis douze heures environ.

Sept heures, bon Dieu! Ce fut un effarement. Jean, déjà tout vêtu, voulait courir, tandis que Maurice, encore au lit, se lamentait de ne pouvoir plus remuer les jambes. Comment retrouver les camarades? L'armée n'avait-elle pas filé? Et tous deux se fâchaient, on n'aurait pas dû les laisser dormir si longtemps. Mais Weiss eut un geste de désespérance.

-Pour ce qu'on a fait, mon Dieu! vous avez aussi bien fait de rester couchés.

Lui, depuis le matin, battait Sedan et les environs. Il venait seulement de rentrer, désolé de l'inaction des troupes, de cette journée du 31, si précieuse, perdue dans une attente inexplicable. Une seule excuse était possible, la fatigue extrême des hommes, leur besoin absolu de repos; et encore ne comprenait-il pas que la retraite n'eût pas continué, après les quelques heures de sommeil nécessaire.

-Moi, reprit-il, je n'ai pas la prétention de m'y entendre, mais je sens, oui! je sens que l'armée est très mal plantée à Sedan... Le 12e corps se trouve à Bazeilles, où l'on s'est un peu battu, ce matin; le 1er est tout le long de la Givonne, du village de la Moncelle au bois de la Garenne; tandis que le 7e campe sur le plateau de Floing, et que le 5e, à moitié détruit, s'entasse sous les remparts mêmes, du côté du château... Et c'est cela qui me fait peur, de les savoir tous rangés ainsi autour de la ville, attendant les Prussiens. J'aurais filé, moi, oh! tout de suite, sur Mézières. Je connais le pays, il n'y a pas d'autre ligne de retraite, ou bien on sera culbuté en Belgique... Puis, tenez! venez voir quelque chose...

Il avait pris la main de Jean, il l'amenait devant la fenêtre.

-Regardez là-bas, sur la crête des coteaux.

Par-dessus les remparts, par-dessus les constructions voisines, la fenêtre s'ouvrait, au sud de Sedan, sur la vallée de la Meuse. C'était le fleuve se déroulant dans les vastes prairies, c'était Remilly à gauche, Pont-Maugis et Wadelincourt en face, Frénois à droite; et les coteaux étalaient leurs pentes vertes, d'abord le Liry, ensuite la Marfée et la Croix-Piau, avec leurs grands bois. Sous le jour finissant, l'immense horizon avait une douceur profonde, d'une limpidité de cristal.

-Vous ne voyez pas, là-bas, le long des sommets, ces lignes noires en marche, ces fourmis noires qui défilent?

Jean écarquillait les yeux, tandis que Maurice, à genoux sur son lit, tendait le cou.

-Ah! oui, crièrent-ils ensemble. En voici une ligne, en voici une autre, une autre, une autre! Il y en a partout.

-Eh bien! reprit Weiss, ce sont les Prussiens... Depuis ce matin, je les regarde, et il en passe, il en passe toujours! Ah! je vous promets que, si nos soldats les attendent, eux se dépêchent d'arriver!... Et tous les habitants de la ville les ont vus comme moi, il n'y a vraiment que les généraux qui ont les yeux bouchés. J'ai causé tout à l'heure avec un général, il a haussé les épaules, il m'a dit que le maréchal De Mac-Mahon était absolument convaincu d'avoir à peine soixante-dix mille hommes devant lui. Dieu veuille qu'il soit bien renseigné!... Mais, regardez-les donc! la terre en est couverte, elles viennent, elles viennent, les fourmis noires!

À ce moment, Maurice se rejeta dans son lit et éclata en gros sanglots. Henriette, de son air souriant de la veille, entrait. Vivement, elle s'approcha, alarmée.

-Quoi donc?

Mais lui, la repoussait du geste.

-Non, non! laisse-moi, abandonne-moi, je ne t'ai jamais fait que du chagrin. Quand je pense que tu te privais de robes, et que j'étais au collège, moi! Ah! oui, une instruction dont j'ai profité joliment!... Et puis, j'ai failli déshonorer notre nom, je ne sais pas où je serais à cette heure, si tu ne t'étais saignée aux quatre membres, pour réparer mes sottises.

Elle s'était remise à sourire.

-Vraiment, mon pauvre ami, tu n'as pas le réveil gai... Mais puisque tout cela est effacé, oublié! Ne fais-tu pas maintenant ton devoir de bon Français? Depuis que tu t'es engagé, je suis très fière de toi, je t'assure.

Comme pour le prier de venir à son aide, elle s'était tournée vers Jean. Celui-ci la regardait, un peu surpris de la trouver moins belle que la veille, plus mince, plus pâle, à présent qu'il ne la voyait plus au travers de la demi-hallucination de sa fatigue. Ce qui restait frappant, c'était sa ressemblance avec son frère; et, cependant, toute la différence de leurs natures s'accusait profonde, à cette minute: lui, d'une nervosité de femme, ébranlé par la maladie de l'époque, subissant la crise historique et sociale de la race, capable d'un instant à l'autre des enthousiasmes les plus nobles et des pires découragements; elle, si chétive, dans son effacement de cendrillon, avec son air résigné de petite ménagère, le front solide, les yeux braves, du bois sacré dont on fait les martyrs.

-Fière de moi! s'écria Maurice, il n'y a pas de quoi, vraiment! Voilà un mois que nous fuyons comme des lâches que nous sommes.

-Dame! dit Jean, avec son bon sens, nous ne sommes pas les seuls, nous faisons ce qu'on nous fait faire.

Mais la crise du jeune homme éclata, plus violente.

-Justement, j'en ai assez!... Est-ce que ce n'est pas à pleurer des larmes de sang, ces défaites continuelles, ces chefs imbéciles, ces soldats qu'on mène stupidement à l'abattoir comme des troupeaux? ... Maintenant, nous voilà au fond d'une impasse. Vous voyez bien que les Prussiens arrivent de toutes parts; et nous allons être écrasés, l'armée est perdue... Non, non! je reste ici, je préfère qu'on me fusille comme déserteur... Jean, tu peux partir sans moi. Non! je n'y retourne pas, je reste ici.