Alors, Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation. Dans certains carrefours, les caissons se touchaient, un seul obus Prussien, tombant sur un d'eux, aurait fait sauter les autres; et Sedan entier se serait allumé comme une torche. Puis, que faire d'un pareil amas de misérables, foudroyés de faim et de fatigue, sans cartouches, sans vivres? rien que pour déblayer les rues, il eût fallu tout un jour. La forteresse elle- même n'était pas armée, la ville n'avait pas d'approvisionnements. Dans le conseil, c'étaient là les raisons que venaient de donner les esprits sages, gardant la vue nette de la situation, au milieu de leur grande douleur patriotique; et les officiers les plus téméraires, ceux qui frémissaient en criant qu'une armée ne pouvait se rendre ainsi, avaient dû baisser la tête, sans trouver les moyens pratiques de recommencer la lutte, le lendemain.
Place Turenne et place du rivage, Delaherche parvint à se frayer péniblement un passage dans la cohue. En passant devant l'hôtel de la croix d'or, il eut une vision morne de la salle à manger, où des généraux étaient assis, muets, devant la table vide. Il n'y avait plus rien, pas même du pain. Cependant, le général Bourgain- Desfeuilles, qui tempêtait dans la cuisine, dut trouver quelque chose, car il se tut et monta vivement l'escalier, les mains embarrassées d'un papier gras. Une telle foule était là, à regarder de la place, au travers des vitres, cette table d'hôte lugubre, balayée par la disette, que le fabricant de drap dut jouer des coudes, comme englué, reperdant parfois, sous une poussée, le chemin qu'il avait gagné déjà. Mais, dans la Grande- Rue, le mur devint infranchissable, il désespéra un instant. Toutes les pièces d'une batterie semblaient y avoir été jetées les unes par-dessus les autres. Il se décida à monter sur les affûts, il enjamba les pièces, sauta de roue en roue, au risque de se rompre les jambes. Ensuite, ce furent des chevaux qui lui barrèrent le chemin; et il se baissa, se résigna à filer parmi les pieds, sous les ventres de ces lamentables bêtes, à demi mortes d'inanition. Puis, après un quart d'heure d'efforts, comme il arrivait à la hauteur de la rue Saint-Michel, les obstacles grandissants l'effrayèrent, il projeta de s'engager dans cette rue, pour faire le tour par la rue des Laboureurs, espérant que ces voies écartées seraient moins envahies. La malchance voulut qu'il y eût là une maison louche, dont une bande de soldats ivres faisaient le siège; et, craignant d'attraper quelque mauvais coup, dans la bagarre, il revint sur ses pas. Dès lors, il s'entêta, il poussa jusqu'au bout de la Grande-Rue, tantôt marchant en équilibre sur des timons de voiture, tantôt escaladant des fourgons. Place du collège, il fut porté sur des épaules pendant une trentaine de pas. Il retomba, faillit avoir les côtes défoncées, ne se sauva qu'en se hissant aux barreaux d'une grille. Et, lorsqu'il atteignit enfin la rue Maqua, en sueur, en lambeaux, il y avait plus d'une heure qu'il s'épuisait, depuis son départ de la Sous-Préfecture, pour faire un chemin qui lui demandait, d'habitude, moins de cinq minutes.
Le major Bouroche, voulant éviter l'envahissement du jardin et de l'ambulance, avait eu la précaution de faire placer deux factionnaires à la porte. Cela fut un soulagement pour Delaherche, qui venait de penser tout d'un coup que sa maison était peut-être livrée au pillage. Dans le jardin, la vue de l'ambulance à peine éclairée par quelques lanternes, et d'où s'exhalait une mauvaise haleine de fièvre, lui fit de nouveau froid au coeur. Il butta contre un soldat endormi sur le pavé, il se rappela le trésor du 7e corps, que gardait cet homme depuis le matin, oublié là sans doute par ses chefs, rompu d'une telle fatigue, qu'il s'était couché. D'ailleurs, la maison semblait vide, toute noire au rez- de-chaussée, les portes ouvertes. Les servantes devaient être restées à l'ambulance, car il n'y avait personne dans la cuisine, où fumait seulement une petite lampe triste. Il alluma un bougeoir, il monta doucement le grand escalier, pour ne pas réveiller sa mère et sa femme, qu'il avait suppliées de se mettre au lit, après une journée si laborieuse et d'une si terrible émotion.
Mais, en entrant dans son cabinet, il eut un saisissement. Un soldat se trouvait allongé sur le canapé où le capitaine Beaudoin avait dormi pendant quelques heures, la veille; et il ne comprit que lorsqu'il eut reconnu Maurice, le frère d'Henriette. D'autant plus que, s'étant retourné, il venait de voir, sur un tapis, enveloppé d'une couverture, un autre soldat encore, ce Jean, aperçu avant la bataille. Tous deux, écrasés, semblaient morts. Il ne s'arrêta point, alla jusqu'à la chambre de sa femme, qui était voisine. Une lampe y brûlait, sur un coin de table, au milieu d'un silence frissonnant. En travers du lit, Gilberte s'était jetée toute vêtue, dans la crainte sans doute de quelque catastrophe. Très calme, elle dormait, tandis que, près d'elle, assise sur une chaise, et la tête seulement tombée au bord du matelas, Henriette sommeillait aussi, d'un sommeil agité de cauchemars, avec de grosses larmes sous les paupières. Un moment, il les regarda, tenté de réveiller la jeune femme, pour savoir. Était-elle allée à Bazeilles? Peut-être, s'il l'interrogeait, lui donnerait-elle des nouvelles de sa teinturerie? Mais une pitié lui vint, il se retirait, lorsque sa mère, silencieuse, parut sur le seuil de la porte, et lui fit signe de la suivre.
Dans la salle à manger, qu'ils traversèrent, il témoigna son étonnement.
-Comment, vous ne vous êtes pas couchée?
Elle dit non d'abord de la tête; puis, à demi-voix:
-Je ne peux pas dormir, je me suis installée dans un fauteuil, près du colonel... Une très forte fièvre vient de le prendre, et il s'éveille à chaque instant, il me questionne... Moi, je ne sais que lui répondre. Entre donc le voir.
M De Vineuil, déjà, s'était rendormi. Sur l'oreiller, on distinguait à peine sa longue face rouge, que ses moustaches barraient d'un flot de neige. Madame Delaherche avait mis un journal devant la lampe, et tout ce coin de la chambre se trouvait à demi obscur; pendant que la clarté vive tombait sur elle, sévèrement assise au fond du fauteuil, les mains abandonnées, les yeux au loin, dans une rêverie tragique.
-Attends, murmura-t-elle, je crois qu'il t'a entendu, le voici qui se réveille encore.
En effet, le colonel rouvrait les yeux, les fixait sur Delaherche, sans remuer la tête. Il le reconnut, il demanda aussitôt d'une voix que la fièvre faisait trembler: