-Fichu, ah! non, non! répéta-t-il à plusieurs reprises. Moi, je ne suis pas fichu, je ne sens pas ça!
Et, tout éclopé qu'il était, les cheveux collés encore par le sang de son éraflure, il se redressa, dans un besoin vivace de vivre, de reprendre l'outil ou la charrue, pour rebâtir la maison, selon sa parole. Il était du vieux sol obstiné et sage, du pays de la raison, du travail et de l'épargne.
-Tout de même, reprit-il, ça me fait de la peine pour l'empereur... Les affaires avaient l'air de marcher, le blé se vendait bien... Mais sûrement qu'il a été trop bête, on ne se fourre pas dans des histoires pareilles!
Maurice, qui demeurait anéanti, eut un nouveau geste de désolation.
-Ah! l'empereur, je l'aimais au fond, malgré mes idées de liberté et de république... Oui, j'avais ça dans le sang, à cause de mon grand-père sans doute... Et, voilà que c'est également pourri de ce côté-Là, où allons-nous tomber?
Ses yeux s'égaraient, il eut une plainte si douloureuse, que Jean, pris d'inquiétude, se décidait à se mettre debout, lorsqu'il vit entrer Henriette. Elle venait de se réveiller, en entendant le bruit des voix, de la chambre voisine. Un jour blême, maintenant, éclairait la pièce.
-Vous arrivez à propos pour le gronder, dit-il, affectant de rire. Il n'est guère sage.
Mais la vue de sa soeur, si pâle, si affligée, avait déterminé chez Maurice une crise salutaire d'attendrissement. Il ouvrit les bras, l'appela sur sa poitrine; et, lorsqu'elle se fut jetée à son cou, une grande douceur le pénétra. Elle pleurait elle-même, leurs larmes se mêlèrent.
-Ah! ma pauvre, pauvre chérie, que je m'en veux de n'avoir pas plus de courage pour te consoler!... Ce bon Weiss, ton mari qui t'aimait tant! que vas-tu devenir? Toujours, tu as été la victime, sans que jamais tu te sois plainte... Moi-même, t'en ai-je causé déjà du chagrin, et qui sait si je ne t'en causerai pas encore!
Elle le faisait taire, lui mettait la main sur la bouche, lorsque Delaherche entra, bouleversé, hors de lui. Il avait fini par descendre de la terrasse, repris d'une fringale, d'une de ces faims nerveuses, que la fatigue exaspère; et, comme il était retourné dans la cuisine pour boire quelque chose de chaud, il venait de trouver là, avec la cuisinière, un parent à elle, un menuisier de Bazeilles, à qui elle servait justement du vin chaud. Alors, cet homme, un des derniers habitants restés là-bas, au milieu des incendies, lui avait conté que sa teinturerie était absolument détruite, un tas de décombres.
-Hein? les brigands, croyez-vous! bégaya-t-il en s'adressant à Jean et à Maurice. Tout est bien perdu, ils vont incendier Sedan ce matin, comme ils ont incendié Bazeilles hier... Je suis ruiné, je suis ruiné!
La meurtrissure qu'Henriette avait au front, le frappa, et il se souvint qu'il n'avait pu encore causer avec elle.
-C'est vrai, vous y êtes allée, vous avez attrapé ça... Ah! ce pauvre Weiss!
Et, brusquement, comprenant, aux yeux rouges de la jeune femme, qu'elle savait la mort de son mari, il lâcha un affreux détail, conté à l'instant par le menuisier.
-Ce pauvre Weiss! il paraît qu'ils l'ont brûlé... Oui, ils ont ramassé les corps des habitants passés par les armes, ils les ont jetés dans le brasier d'une maison qui flambait, arrosée de pétrole.
Saisie d'horreur, Henriette l'écoutait. Mon Dieu! pas même la consolation d'aller reprendre et d'ensevelir son cher mort, dont le vent disperserait les cendres! Maurice, de nouveau, l'avait serrée entre ses bras, et il l'appelait sa pauvre Cendrillon, d'une voix de caresse, il la suppliait de ne pas se faire tant de chagrin, elle si brave.
Au bout d'un silence, Delaherche, qui regardait à la fenêtre le jour grandir, se retourna vivement, pour dire aux deux soldats:
-À propos, j'oubliais... J'étais monté vous prévenir qu'il y a, en bas, dans la remise où l'on a déposé le trésor, un officier qui est en train de distribuer l'argent aux hommes, pour que les Prussiens ne l'aient pas... Vous devriez descendre, ça peut être utile, de l'argent, si nous ne sommes pas tous morts ce soir.
L'avis était bon, Maurice et Jean descendirent, après qu'Henriette eut consenti à prendre la place de son frère sur le canapé. Quant à Delaherche, il traversa la chambre voisine, où il retrouva Gilberte avec son calme visage, dormant toujours son sommeil d'enfant, sans que le bruit des paroles ni les sanglots l'eussent même fait changer de position. Et de là, il allongea la tête dans la pièce où sa mère veillait M De Vineuil; mais celle-ci s'était assoupie au fond de son fauteuil, tandis que le colonel, les paupières closes, n'avait pas bougé, anéanti de fièvre.
Il ouvrit les yeux tout grands, il demanda:
-Eh bien, c'est fini, n'est-ce pas?
Contrarié par la question, qui le retenait au moment où il espérait s'échapper, Delaherche eut un geste de colère, en étouffant sa voix.
-Ah! oui, fini! jusqu'à ce que ça recommence!... Rien n'est signé.
D'une voix très basse, le colonel continuait, dans un commencement de délire:
-Mon Dieu! que je meure avant la fin!... Je n'entends pas le canon. Pourquoi ne tire-t-on plus? ... Là-haut, à Saint-Menges, à Fleigneux, nous commandons toutes les routes, nous jetterons les Prussiens à la Meuse, s'ils veulent tourner Sedan pour nous attaquer. La ville est à nos pieds, ainsi qu'un obstacle, qui renforce encore nos positions... En marche! le 7e corps prendra la tête, le 12e protégera la retraite...
Et ses mains sur le drap s'agitaient, allaient comme au trot du cheval qui le portait, dans son rêve. Peu à peu, elles se ralentirent, à mesure que ses paroles devenaient lourdes et qu'il se rendormait. Elles s'arrêtèrent, il restait sans un souffle, assommé.
-Reposez-vous, avait chuchoté Delaherche, je reviendrai, quand j'aurai des nouvelles.
Puis, après s'être assuré qu'il n'avait pas réveillé sa mère, il s'esquiva, il disparut.
Dans la remise, en bas, Jean et Maurice venaient en effet de trouver, assis sur une chaise de la cuisine, protégé par une seule petite table de bois blanc, un officier payeur qui, sans plume, sans reçu, sans paperasse d'aucune sorte, distribuait des fortunes. Il puisait simplement au fond des sacoches débordantes de pièces d'or; et, ne prenant pas même la peine de compter, à poignées rapides, il emplissait les képis de tous les sergents du 7e corps, qui défilaient devant lui. Ensuite, il était convenu que les sergents partageraient les sommes entre les soldats de leur demi-section. Chacun d'eux recevait ça d'un air gauche, ainsi qu'une ration de café ou de viande, puis s'en allait, embarrassé, vidant le képi dans leurs poches, pour ne pas se retrouver par les rues, avec tout cet or au grand jour. Et pas une parole n'était dite, on n'entendait que le ruissellement cristallin des pièces, au milieu de la stupeur de ces pauvres diables, à se voir accabler de cette richesse, quand il n'y avait plus, dans la ville, un pain ni un litre de vin à acheter.
Lorsque Jean et Maurice s'avancèrent, l'officier d'abord retira la poignée de louis qu'il tenait.
-Vous n'êtes sergent ni l'un ni l'autre... Il n'y a que les sergents qui aient le droit de toucher...