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Pita m’a donné une pagaie en bois et un poste à l’avant de la pirogue : sous un doux soleil à peine surgi de l’horizon, nous nous sommes éloignés du rivage. Tobby était resté sur la plage avec les manchots, les parents dormaient encore et l’embarcation fendait les flots — à vrai dire, je ne servais pas à grand-chose tant les coups de pagaie du Maori nous propulsaient vers le large.

Il n’y avait personne sur la mer, en dehors des oiseaux. Nous avons pagayé de concert, en silence. Enfin, après un long sprint, nous avons stoppé la pirogue. La barrière de corail était là, à peine visible.

— You’re O.K. ?

Oui : j’avais un peu peur de plonger, mais j’étais O.K. Imitant Pita, j’ai enfilé mes palmes, mon masque et mon tuba. Après quoi je me suis bouché le nez, j’ai soufflé très fort pour évacuer l’air de mes oreilles et je me suis jetée à l’eau. Le Maori m’avait expliqué les gestes importants, en cas de problème, mais jusqu’à trois mètres de profondeur nous n’avions pas besoin de bouteille ni de palier de décompression.

Nous avons commencé par nager à la surface, à la recherche des récifs immergés. Le masque dirigé vers les fonds marins, j’ai aperçu les premiers poissons : des jaunes, tout aplatis, des bleu ciel, avec une bouche pointue pour picorer les coraux, des verts, qui filaient quand on tendait la main vers eux, des argentés, qui évoluaient par bancs, des merveilles de toutes les couleurs, de toutes les formes. Le soleil éclairait les eaux peu profondes, on se serait crus dans un véritable aquarium.

Pita m’a alors fait signe : la barrière était là, à quelques mètres à peine.

J’étais très excitée et un peu anxieuse à l’idée de me laisser couler, enfin je me suis calmée et j’ai pris ma respiration en grand, avant de plonger. Les palmes m’ont propulsée vers le fond ; en quelques brasses, j’ai atteint la barrière de corail.

Quelle splendeur ! Une multitude de petits poissons s’affairaient le long des colonies arborescentes rouge orangé ; les antennes des crustacés jaillissaient des récifs : étoiles de mer, anémones, bernard-l’ermite, crabes, poissons zébrés, bigarrés ou multicolores, toute la faune et la flore de la barrière s’offraient à mes yeux ébahis.

Je comprenais que le dauphin de Pita vienne se promener dans ces eaux et que ce lieu magique soit tapu pour les Maoris de l’île.

Manquant d’oxygène, je suis remontée à la surface. Le Maori m’a bientôt rejointe : j’ai levé mon pouce en signe d’enthousiasme. Puis nous avons nagé un peu, afin d’explorer un autre coin du récif. Nous avons croisé une raie manta, inoffensive malgré sa taille, et l’avons laissée voler au gré du courant. L’eau était plus fraîche au large, mais je n’avais pas froid. Pita m’a adressé un nouveau signe, le pouce tourné vers le bas, et nous avons plongé.

J’avais à peine fait deux mètres sous l’eau, quand j’ai aperçu une silhouette plus sombre près du récif : ce n’était pas un phoque mais un homme. Un homme-grenouille.

9

Combat

Qu’est-ce qu’un plongeur avec une bouteille d’oxygène et une combinaison faisait là ? Et d’où sortait-il ? Nous n’avions vu aucun bateau, nulle part.

Il nous a aperçus et a fait volte-face. Visiblement, nous le dérangions : il ne nous a adressé aucun signe amical. Il ne pêchait pas (il n’avait aucun équipement pour cela, ni fusil, ni épuisette, ni rien…) et semblait très attaché à son coin de récif. Étrange rencontre. J’ai croisé brièvement le regard de Pita derrière le masque, un regard qui ne me disait rien de bon. D’un coup de palmes, il s’est approché du plongeur, qui a aussitôt tiré le couteau fiché le long de sa jambe : une lame deux fois grande comme ma main, et plus pointue qu’une dent de requin !

Le Maori a fondu sur lui et saisi le poignet de l’homme-grenouille au moment où celui-ci allait frapper. Je suis restée quelques secondes tétanisée, mais je manquais d’air ! Contrainte d’abandonner Pita à son sort, je suis remontée à toute vitesse à la surface. Que faire ?! La pirogue était à cent mètres au moins, chercher des secours me prendrait des heures et j’étais beaucoup trop loin du rivage pour appeler qui que ce soit ! Il fallait pourtant que je l’aide : l’homme-grenouille avait un couteau, une bouteille d’oxygène… N’y tenant plus, j’ai replongé pour une longue apnée.

Je les ai retrouvés en quelques brasses énergiques : les deux hommes s’empoignaient, tournant sur eux-mêmes dans un ballet sauvage. Le combat était inégal : le plongeur pouvait rester des heures sous l’eau alors que le Maori n’avait que quelques minutes devant lui avant de se noyer. Je me suis approchée : peut-être que je pourrais lui arracher son masque ?! Le tuyau relié à la bouteille d’oxygène ?! Bloquant le poignet qui tenait le couteau, Pita tirait l’homme-grenouille vers la surface mais l’autre résistait. Ils se sont débattus avant de disparaître derrière les récifs.

À bout de souffle, impuissante, je suis remontée prendre ma respiration, le cœur comme un tambour.

Il m’a fallu plusieurs secondes pour me calmer. Quand je suis redescendue, je n’ai plus rien vu. Ils s’étaient évanouis dans les profondeurs.

Pita allait périr noyé ou poignardé par ce maudit homme surgi de nulle part… Non, c’était impossible. Je l’ai cherché parmi les coraux, les crevasses, en vain. Ils avaient disparu.

Je me sentais perdue au fond de l’océan, quand j’ai vu une curieuse boîte, fichée au creux du récif, à l’endroit même où nous avions surpris l’homme-grenouille : une sorte de télécommande avec des boutons… Les poumons vides, je suis remontée tant bien que mal.

Là, j’ai scruté l’horizon marin, en quête d’un signe, mais j’ai vite déchanté : il n’y avait aucune trace de Pita et de son agresseur. Juste les oiseaux et la pirogue tout là-bas… La peur me serrait le cœur mais j’ai repensé à cette boîte : elle n’était pas là par hasard. L’homme-grenouille l’avait placée là. Forcément… J’ai respiré en grand avant de replonger jusqu’au récif.

Il faisait plus sombre, mais je l’ai repérée assez vite : une petite boîte noire nichée sous les coraux, avec deux boutons et un compteur qui défilait, reliée à une sorte de branchement… J’ai alors vu la charge de dynamite cachée sous le récif.

L’homme-grenouille… nous l’avions surpris tandis qu’il plaçait les explosifs ! Le compteur continuait de défiler : 4 :45, 4 :44, 4 :43, 4 :42… Un compte à rebours.

Je suis remontée prendre ma respiration, hors d’haleine. S’il s’agissait bien d’un compte à rebours, d’un détonateur relié à une charge d’explosifs, la barrière de corail n’avait plus qu’une poignée de minutes à vivre ; la dynamite allait réduire la base du récif en morceaux, créer un affaissement général, provoquer une réaction en chaîne. Adieu, le site protégé, le travail de ma mère, adieu la vie sous-marine… Et Pita qui ne réapparaissait toujours pas !

J’ai réalisé soudain avec effroi que les coraux n’étaient pas les seuls que la charge menaçait : moi aussi j’allais être pulvérisée par l’explosion. À moins de filer maintenant, à toute vitesse. Serait-ce suffisant ?

J’étais en proie à la panique, la tête me tournait à force d’apnée, mais le temps manquait. Il fallait se décider, et vite. Sans plus réfléchir, j’ai inspiré profondément et plongé une nouvelle fois.

Le compte à rebours du détonateur affichait 1 :26, 1 :25… Deux boutons : un jaune, un marron. Comme dans les films. Sauf que je n’étais pas un héros chargé de sauver le monde à la dernière seconde, juste une fille de quatorze ans qui aimait les voyages, les animaux, le bleu du ciel… et qui n’avait aucune idée du bouton sur lequel il fallait appuyer pour stopper le décompte !