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Je rigole, mais j’étais toute raplapla en arrivant de l’autre côté de la Terre. Les antipodes, on appelle ça. Avec les saisons inversées, les douze heures de décalage horaire et l’air pressurisé de l’avion, j’avais l’impression de marcher sur la tête. Heureusement, le vent qui soufflait dans les palmiers était tiède, délicieusement vivifiant…

— Bienvenue en Nouvelle-Zélande ! a fait mon père, qui n’y avait jamais mis les pieds.

Il avait quasiment dormi tout le long du trajet et s’étirait maintenant comme un grand chat.

— Tu as vu ça, Alice ! s’est-il exclamé en faisant la girouette. Ça a l’air super !

Quelques palmiers sur un parking d’aéroport, sans jouer la blasée, il n’y avait pas de quoi s’énerver. En réalité, il cherchait sûrement à donner le change car nous ne pensions tous deux qu’à notre fée cabossée.

On a commencé par louer une voiture à l’aéroport d’Auckland, la principale ville du pays, avant de filer sur l’autoroute. Ça faisait bizarre de rouler à gauche : c’était comme si je conduisais sans volant. J’ai repéré l’hôpital sur la carte de la ville.

— C’est là ! j’ai dit.

— Super !

Il trouvait tout super…

On a longé la baie d’Auraki, où des voiliers penchaient dans l’azur. Waitemata, Manukau, Tapua, les noms sur les pancartes étaient polynésiens, mais la population semblait surtout composée de Blancs de type européen, que les premiers habitants de l’île appelaient les pakeha

— On parle anglais ici, hein ? j’ai demandé.

— Oui, a répondu mon père, et maori aussi…

— Tu parles maori, toi ?

— Non.

— Moi non plus.

Ça l’a fait rire.

— Mais ta mère, je suis sûr que si ! s’est-il enflammé, complètement amoureux.

Je ne savais pas grand-chose des Maoris de Nouvelle-Zélande : ils étaient partis il y avait longtemps des îles Hawaï, non pas en surf mais en pirogue, et ils avaient colonisé les îles du Pacifique jusqu’à la Nouvelle-Zélande, le « pays aux longs nuages blancs ». Là, ils s’étaient installés, avant de subir l’invasion des Anglais, qui aujourd’hui dominaient l’économie du pays… C’était déjà pas mal, non ?

Enfin, on est arrivés à l’hôpital d’Auckland.

Je ne sais pas comment est la vôtre, mais ma mère est la plus belle du monde. Elle nous a pris dans ses bras plâtrés en nous voyant débarquer dans sa chambre, et on s’est couverts de baisers jusqu’à en faire une couche d’amour bien solide.

À partir de là, on a tous commencé à aller mieux : on a remercié le personnel hospitalier pour les vis (deux, fichées dans le péroné) et le fauteuil roulant — pas de béquilles avec deux bras cassés ! — avant de rejoindre le parking où attendait la voiture de location.

— Je suis tellement heureuse de vous voir ! s’est exclamée maman une fois à l’air libre. J’en avais marre d’être enfermée !

— Tu ne croyais quand même pas qu’on allait te laisser toute seule !

Mon père lui picorait la tête de baisers pendant que je poussais le fauteuil.

— Quand même, j’ai dit, quelle idée de faire de la mobylette dans le ciel ! Ces engins-là, c’est comme la pluie : ça n’arrête pas de tomber !

— Oui, mais si vous saviez la vue qu’on a de là-haut !

— À propos, a fait mon père, on connaît les causes de l’accident ?

— Pas encore. Il y a une expertise… Le moteur a flanché. Je me suis posée en catastrophe… Je crois que je m’en suis plutôt bien tirée.

Ce qui est bien avec maman, c’est qu’elle a toujours le moral.

On l’a aidée à grimper dans la voiture. Comme elle était condamnée à l’immobilité pour une semaine minimum, nous passerions Noël dans la maison qu’elle louait depuis le début de sa mission.

— C’est où, ta maison ? j’ai demandé tandis que nous prenions la direction de la mer.

— La cabane ? Ah ! s’est-elle amusée, pour y arriver, c’est un peu l’aventure !

2

Great Barrier

Pour ceux qui comme moi n’y connaissent rien à l’Océanie, la Nouvelle-Zélande est divisée en deux longues îles grandes comme la moitié de la France. Mais il y a aussi d’autres petites îles au large d’Auckland, peu ou pas habitées : c’est sur l’une d’entre elles, Great Barrier, que ma mère faisait ses fameux relevés de géographe, dans une bicoque au bord de la mer, qu’elle appelait sa « cabane ».

— C’est là-bas que tu as eu ton accident ? j’ai demandé.

— Oui : je survolais la barrière de corail. Tu vas voir, c’est un des plus beaux endroits au monde…

En attendant, le port de commerce d’Auckland était presque désert. Seul un navire miteux croupissait dans l’eau verte.

— C’est lui, notre bateau ? ai-je commenté. Ben dis donc, il est moche.

— N’est-ce pas ! a ironisé ma mère. Et encore, là on l’a repeint.

— Il flotte ? a continué mon père.

— De temps en temps… Tu verras.

On rigolait bien.

L’île de Great Barrier était assez isolée. Avant, il y avait un ferry mais la ligne n’était pas rentable, alors on l’avait fermée. Aujourd’hui on était obligés de prendre le vieux cargo avec les marchandises, en croisant les doigts pour qu’il ne coule pas trop en chemin…

De fait, nous étions les seuls touristes à embarquer. Après une heure d’attente, on a poussé la chaise roulante sur la passerelle de La passoire (c’était le petit nom qu’on lui avait donné sur le quai) avant de s’installer à la proue du cargo. Il faisait beau, la brise marine nous rafraîchissait, on était contents de se retrouver ; enfin, La passoire s’est éloignée du quai.

Avec mon père, on s’est penchés vers la coque, pour voir les éventuels trous, mais le cargo avait l’air de flotter… Nous avons quitté le port, en route pour le Channel et la pleine mer.

J’étais fatiguée par le voyage, la houle qui montait du large me faisait bâiller et me creusait l’appétit. Mon père m’a donné quelques dollars néo-zélandais pour aller chercher des jus de fruits. Je les ai laissés se câliner en regardant la mer, et j’ai grimpé vers la buvette du cargo.

Je passais la porte en pensant au jus de mangue, lorsque j’ai rebondi contre une sorte de rocher : le choc m’a renvoyée aussitôt en arrière, comme un élastique, si bien que je suis tombée sur les fesses, au milieu du pont désert.

Déjà qu’avec le décalage horaire je ne tenais pas très bien debout…

Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser que je n’avais pas percuté un rocher mais un homme en chair et en os : plus précisément un colosse qui me regardait avec un air de défi. Son visage surtout était terrifiant, avec les tatouages bleu foncé qui ornaient ses lèvres, ses joues, ses yeux… Sa peau en était couverte. Je suis restée bouche bée : l’homme-rocher avait la couleur brune et dorée des Polynésiens et la puissance de ses ancêtres maoris ; le regard farouche qu’il m’a lancé m’a fait froid dans le dos.

Le Maori n’a fait aucun geste pour m’aider à me relever. Il ne s’est même pas excusé de m’être rentré dedans comme si j’étais de la poussière : il s’est contenté de me dévisager, avec ses yeux verts qui me transperçaient… Un membre de l’équipage a débarqué sur le pont où j’étais restée à terre, pétrifiée ; le Maori a aussitôt disparu…