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— Don’t move, a-t-il dit d’une voix blanche.

Mais l’homme aux moko ne bougeait pas. Cooper s’est approché, furieux. Les Maoris du village étaient peut-être pauvres, mais ils étaient restés solidaires : la police était venue poser des questions et personne n’avait rien dit de l’exil du sculpteur en forêt. Il était temps de s’expliquer.

Pita Witkaire ne sculptait pas simplement les tiki : il apprenait aussi la langue maorie aux enfants du village (comme c’est une culture orale, il n’y a pas de livres : il faut donc apprendre la langue pour connaître l’histoire, les légendes et les mythes de l’identité maorie, et ainsi préserver ce qui reste de cette culture). On le protégeait pour ça.

Witkaire s’était retiré dans la forêt, loin des hommes et de leurs folies, pour pratiquer le haka qui exprimait sa colère auprès de Tané, le dieu de la Forêt. Une danse de guerre, qu’il était aujourd’hui capable de diriger seul : les tatouages qui ornaient son visage étaient la marque des chefs de tribu. Witkaire s’était fait tatouer les moko après le départ de Tamu qui, d’après lui, ne remplissait plus son rôle de leader.

Le lieutenant Cooper l’écoutait d’un air méfiant. J’avais du mal à comprendre l’anglais du Maori, mais quand le policier lui a parlé de ma mère, du faux accident d’ULM, des soupçons qui pesaient sur lui et son fusil, le Maori a pris sa tête entre ses mains.

— You were on the boat ?

Il me demandait si j’étais sur le bateau. Le Zodiac de Bill. J’ai dit :

— Ben… yes !

— Oh… no !

Le géant secouait la tête comme s’il voulait faire tomber son cerveau. Il avait soudain l’air triste… Cooper ne s’est pas laissé attendrir : le menaçant toujours de son revolver, il lui a fait signe de suivre le chemin qui menait à la voiture.

Mon père préparait le repas quand il m’a aperçue dans l’embrasure de la porte de la cabane.

— Ah, te voilà !

Il souriait mais son visage a changé lorsqu’il a vu l’ombre gigantesque du Maori dans mon dos.

Pita Witkaire est entré dans la cabane et, sans un mot, a posé le fusil sur la table vermoulue. La crosse était brisée.

— I have to apologize, a-t-il dit.

Il devait des excuses.

Le Maori avait passé une heure au commissariat de l’île, où Kirk avait pris sa déposition. Cooper l’avait finalement laissé repartir, avec l’interdiction de quitter Great Barrier. Mais Witkaire voulait nous parler.

Ma mère lui proposant une chaise, le Maori a pris place à la table. Il était mal à l’aise et le silence si profond que même les oiseaux du bush s’étaient tus… Enfin, le Maori s’est mis à parler.

Pita Witkaire appartenait à la tribu Ngati. De tout temps, ils avaient été spoliés, aucun traité passé avec les pakeha n’avait été respecté, et ils avaient perdu leurs terres ancestrales, une à une. Aujourd’hui, lui et les membres de sa tribu n’avaient plus rien que leurs yeux pour pleurer, leur colère et quelques lieux mythiques où ils gardaient encore le contact avec la nature, symbole de leur culture évanouie : le récif de corail de Great Barrier faisait partie de ces endroits tapu.

Ces lieux sacrés étaient la colonne vertébrale de la culture maorie, ce qui les rattachait à leurs ancêtres et à la nature qui abritait les esprits. Pour lui et les siens, ce n’était pas un hasard si l’un des dauphins qui croisaient au large de l’île avait pris l’habitude de venir près du récif de corail, au contact des hommes : c’était la nature tout entière qui parlait au peuple des Maoris, qui venait partager sa joie de vivre, malgré tout.

Pita nageait souvent en compagnie du dauphin, à l’aube, près de la barrière de corail ; une communication mystique était née entre l’homme et l’animal que les dieux avaient mené jusqu’à lui, le défenseur de leur culture ancestrale. Pita lui avait même donné un nom, Sweety, parce qu’il était doux et joueur.

Mais les pakeha avaient découvert les eaux poissonneuses de Great Barrier, ils étaient arrivés avec leurs maudits bateaux… Pêcher à la ligne ou poser des casiers ne leur suffisait visiblement pas, non : il avait fallu qu’ils pêchent à la dynamite.

Le dauphin avait échappé aux filets mais pas aux explosifs. Pita l’avait retrouvé un matin échoué sur le sable, mortellement blessé.

Depuis ce jour, il ne supportait plus de voir le moindre bateau de pêche aux abords des coraux. Les dauphins ont la mémoire vive : jamais ils ne reviendraient nager si près de la côte. Les dieux des ancêtres non plus ne reviendraient pas…

La colère du Maori était à la hauteur du drame : la disparition du dauphin avait menacé son fragile équilibre avec la Terre. Alors, pour rétablir son mana, c’est-à-dire sa force, Pita Witkaire avait appris le haka de ses ancêtres et s’était juré d’interdire l’accès à tous les bateaux qui viendraient pêcher sur les lieux du crime. Le récif où l’on avait tué son dauphin était désormais tapu, mais sa colère l’avait aveuglé. Il s’était trompé de cible. Le Zodiac qui était venu pêcher sur le récif sacré n’avait rien à voir avec ceux qui avaient pêché à la dynamite. Le haka n’était pas dirigé contre nous…

Son récit achevé, le Maori s’est tu.

J’ai regardé le fusil brisé sur la table, ses épaules alourdies par la tristesse et la honte… On avait tué son dauphin sacré.

À coups de dynamite.

Fallait-il que les hommes soient devenus fous ?

J’en avais les larmes aux yeux, mais ceux de ma mère brillaient d’une tout autre lueur :

— La dynamite… a-t-elle dit. C’est pour ça que le récif de corail est endommagé par endroits… Je ne l’avais pas vu lors de mes premiers relevés. Ces explosions sont donc bien récentes…

— Les pêcheurs, a soufflé mon père.

— Oui… Il n’y a pas que le dauphin à avoir été tué : la dynamite a aussi ruiné des pans entiers de corail, et avec lui toute la biodiversité qui fait justement l’exception de la barrière…

Ma mère s’est tournée bientôt vers le Maori et lui a dit :

— We have to be friends : we have the same fight.

Ça, j’avais compris : « Nous devons être amis : nous avons le même combat. »

Le colosse s’est alors levé et, contre toute attente, s’est penché sur ma mère, coincée dans son fauteuil : j’ai cru un instant qu’il allait l’embrasser sur la bouche ( !), mais au dernier moment il a posé son front gigantesque sur celui de ma mère et a pressé son nez sur le sien.

Le hongi des Maoris de Nouvelle-Zélande : leur façon de se souhaiter la bienvenue…

8

L’or gris

Le lieutenant Cooper avait laissé le géant maori en liberté mais de lourdes charges pesaient sur lui. Pita Witkaire avait détruit le bateau du vieux Bill, il avait tiré sur l’embarcation au risque de me voir périr noyée, la communauté du village avait caché son exil en forêt : même si le policier ne le croyait pas responsable du sabotage de l’ULM, les Maoris n’étaient pas au-dessus des lois, qu’il fallait faire respecter.

Pita Witkaire ne trouvait rien à redire : que les pakeha le jettent en prison si ça leur chantait. Il ne savait rien des activités de géographe de ma mère. Il ne voulait tuer personne. Juste sauvegarder ce qui pouvait encore l’être.