— C’est à dire… si le Scandinave avait quelques desseins plus sombres, Consul… je dois me rendre là-bas sans escorte, je vous le rappelle…
— En qualité d’ambassadeur. Même un Scandinave n’oserait prendre la vie d’un ambassadeur aussi légèrement, Drusus. Mais si cela devait arriver, Drusus, je m’arrangerais pour que vous soyez vengé comme il se doit. Vous avez ma parole. Nous ferons couler des rivières de sang pour chaque goutte versée du vôtre. »
Et, gratifiant Drusus d’un sourire reptilien, le consul Lucius Aemilius Capito reporta son attention sur ses inventaires et autres rapports.
Il faisait déjà nuit quand Drusus rentra au camp. Les bêtes nocturnes dans les bois hurlaient à la mort comme à leur habitude, les volatiles mystérieux survolaient le camp, et les moustiques étaient réveillés, en quête de sang frais. Mais après quatre nuits passées ici, il finissait par y être habitué. Curieusement, il n’eut aucun mal à dormir cette nuit-là et, au petit matin, il s’occupa des préparatifs pour sa visite au peuple à peau de cuivre.
« Il ne te fera aucun mal, dit Marcus Junianus d’un air sombre, tandis qu’ils atteignaient l’endroit où ils devaient se séparer. J’en suis sûr. » Son ton n’avait rien de convaincant. « Les Scandinaves se comportent peut-être comme des sauvages entre eux, mais ils ne s’attaqueraient pas à un officier romain.
— Je ne m’attends pas à ce qu’il le fasse, dit Drusus. Merci quand même pour ces paroles réconfortantes. C’est ici ?
— C’est ici, Titus… »
Drusus indiqua le camp d’un geste de la main. « Va, Marcus. N’en faisons pas toute une histoire. J’irai parler à cet Olaus, nous en apprendrons un peu plus sur la situation ici et je serai rentré avant la tombée de la nuit, avec une meilleure idée sur la marche à suivre. Pars. Laisse-moi, Marcus. »
Junianus lui fit une rapide accolade et après un sourire triste retourna d’un pas lourd vers le camp. Drusus s’adossa contre le tronc rugueux d’un palmier en attendant ses guides barbares.
Une heure passa environ. Bien que le soleil ne se fut levé que depuis une heure, la chaleur commençait déjà à devenir oppressante. Si c’est cela l’hiver, songea Drusus, je n’ose imaginer comment nous supporterons l’été. Drusus avait choisi de s’habiller en tenue d’apparat, jambières et cotte de mailles, casque à crête, cape officielle de légat et glaive court de cérémonie. Il voulait dégager autant que possible la grandeur romaine lorsqu’il se présenterait devant le roi barbare de ce peuple de Barbares. Mais c’était un peu trop lourd pour ce genre de climat et il suait déjà comme aux bains. De plus, un ou deux insectes s’étaient glissés dans son armure, lui occasionnant quelques démangeaisons dans le dos. Il était à deux doigts de la syncope lorsqu’il aperçut un groupe d’hommes avançant silencieusement en colonne au milieu des fourrés.
Ils étaient six, nus jusqu’à la taille, la mâchoire serrée, le nez crochu, le front curieusement incliné. Ils étaient extraordinairement petits, à peine plus grands que des femmes petites, mais leur port et leur dignité les faisaient paraître plus grands, sans oublier ces curieux couvre-chefs en plumes bariolées de rouge et de vert qui se dressaient à une hauteur impressionnante. Trois d’entre eux étaient armés de lances, les trois autres d’épées menaçantes taillées dans quelque pierre noire lisse avec des lames dentelées comme celle d’une scie.
S’agissait-il de ses guides ou de ses bourreaux ?
Drusus demeura immobile tandis qu’ils avançaient vers lui. Un certain malaise s’installa. Ce n’était pas tant qu’il craignît pour sa vie. Comme toujours, il savait qu’il devait aux dieux une mort, tôt ou tard. Mais, comme toujours, il ne voulait pas d’une mort honteuse – comme se jeter volontairement dans la gueule du loup. En situation périlleuse, il avait toujours prié pour que sa mort serve l’Empire d’une manière ou d’une autre. Il n’y avait aucun intérêt à mourir bêtement.
Mais ces hommes n’étaient pas venus pour le tuer. Ils l’entourèrent, trois devant, trois derrière, et l’examinèrent quelques instants de leurs yeux noirs comme la nuit et totalement inexpressifs. Puis l’un d’eux fit un signe en direction de la forêt et l’invita à le suivre.
Il était presque midi lorsqu’ils arrivèrent à la cité. Marcus Junianus n’avait pas exagéré sa splendeur. Il avait même plutôt sous-estimé sa magnificence, n’ayant pas le vocabulaire nécessaire pour décrire la ville dans toute sa majesté. Drusus avait grandi à Rome même, la Ville éternelle lui servait de référence en terme de grandeur, égalée par aucune autre, ni même, d’après ce qu’on lui avait dit, par la Constantinopolis d’Orient. Mais la ville qu’il avait devant lui était aussi imposante que Rome bien que très différente à bien des égards. Qui plus est, songea-t-il, ce n’était peut-être même pas la capitale de ce peuple. Une fois de plus, Drusus se demanda jusqu’à quel point la conquête de ce Nouveau Monde allait être une tâche facile.
Il se trouvait sur une place aux dimensions titanesques. Elle était bordée d’immenses bâtiments en pierre, certains rectangulaires, d’autres en forme de pyramide, tous de style inconnu mais certes impressionnants. Il leur trouvait quelque chose d’étrange et quelques instants plus tard il comprit pourquoi : il n’y avait aucune arche. Ce peuple ne semblait pas utiliser d’arches dans ses constructions. Et pourtant, leurs bâtiments étaient immenses et, de toute évidence, solides. Leurs façades étaient décorées par des fresques géométriques élaborées peintes en couleurs vives. Une interminable rangée de colonnes se dressait devant eux, qui représentaient des personnages sauvages, barbares, ressemblant à des guerriers en tenue de combat ; il n’y en avait pas deux semblables. Les colonnes étaient peintes elles aussi : de rouge, de bleu, de vert, de jaune, de marron. Au centre de la place se trouvait un autel en pierre surmonté d’une statue représentant un tigre à deux têtes ; et sur les côtés, d’étranges représentations d’un homme recroquevillé sur lui-même, la tête sur le côté. Quelque dieu, sans doute, car chaque statue avait au niveau du ventre un plateau en pierre sur lequel reposaient des offrandes de fruits et de céréales divers.
Une foule s’affairait autour d’eux, les gens étaient tels que Marcus les avait décrits, les gens du peuple habillés de simples tuniques, les nobles dans leurs robes et couvre-chefs resplendissants, tous à pied, comme si les litières leur étaient inconnues. Il n’y avait pas non plus la moindre trace d’un cheval. Tout ce qui pouvait être porté l’était à dos d’homme, même les charges lourdes. Ce genre d’animal ne doit pas exister dans ce pays, songea Drusus.
Personne ne semblait faire attention à lui tandis qu’il avançait parmi la foule.
Son escorte le guida jusqu’à la pyramide à toit plat à l’autre extrémité de la place et jusqu’en haut des interminables escaliers qui menaient au sommet du temple.
Olaus le Scandinave l’y attendait, dans toute sa splendeur royale, le fameux sceptre en pierre verte à la main. Deux autochtones somptueusement habillés pour la circonstance, des prêtres de haut rang sans doute, étaient à ses côtés. Il se leva lorsque Drusus fut à sa hauteur et tendit le sceptre vers lui d’un geste auguste et solennel.
Cette vision avait quelque chose de tellement surprenant que l’espace d’un instant, Drusus sentit ses jambes défaillir. Même l’empereur de Rome, le César Augustus Saturninus Imperator, ne dégageait pas une telle présence. Saturninus, que Drusus avait déjà rencontré plusieurs fois lors d’audiences privées, était quelqu’un de grand, d’imposant, de majestueux, la royauté personnifiée. Mais malgré tout, il n’en demeurait pas moins un homme en tunique pourpre. Mais cet Olaus, ce roi Scandinave du Yucatan, tenait plus d’un – comment le définir ? – un dieu ? Un démon ? Quelque chose de prodigieux et d’effrayant, de presque surnaturel.