Il fallait bien répondre : Bouzille le fit, laconiquement :
— Les choses noires, déclarait-il, c’est des sangsues et si le cheval saigne, c’est que les sangsues l’ont mordu : faudra pas le dire.
— C’est des sangsues, répétait-il, et le cheval saigne parce qu’ils l’ont mordu. Pourquoi qu’ils l’ont mordu ?
— Parce que M. Peyrat me les achète douze sous les cent.
Interloqué, Saturnin questionnait :
— Hein ? je ne comprends pas.
Naturellement, faisait Bouzille, eh bien, ça ne fait rien. Ça vaut même mieux. Écoute, Saturnin, aide-moi à détacher les sangsues. Tu vois comment je fais ? bon. Tu les mettras dans la cruche.
— Comment que les sangsues elles ont fait pour s’attacher au cheval ?
— Saturnin, tu n’es qu’un fichu imbécile. Les sangsues, mon vieux, c’est comme des huissiers, ça s’attache tout seul. Ça colle épatamment. Ça bouffe le pauvre monde. Tu comprends, quand le cheval est entré dans la mare, elles l’ont senti, elles sont venues le sucer, et dame, quand il est sorti, elles n’ont pas eu le temps de se cavaler. Mais tu sais, Saturnin, ce que je t’explique-là, c’est pour toi seul, faut pas le raconter. Si jamais tu dis que j’ai fait entrer mon cheval dans la mare tu es sûr qu’un jour ou l’autre je t’y flanquerai dedans, moi, dans la mare.
— Et alors Bouzille ?
— Et alors, mon vieux, c’est toi que les sangsues boulotteront.
En causant cependant, Bouzille expert et preste, – ce n’était certainement pas la première fois qu’il se livrait à cette pêche clandestine, avait détaché des flancs du malheureux cheval, quantités de sangsues qui s’y étaient collées. Satisfait, il cachait sa cruche sous les fourrages, lavait les plaies de la bête.
— Bah, je dirai qu’il s’est écorché et l’on verra bien.
Puis Bouzille se disposait à s’éloigner, recommandant encore :
— Un bouchon, Saturnin, un bouchon, hein.
— Quoi ? répondait l’idiot.
— Pas un mot ou je te flanque dans la mare.
Saturnin éclata de rire.
Il n’agissait jamais de sa propre volonté, mais en général, ses actions et ses gestes étaient le réflexe de ce qu’il voyait faire autour de lui. Le malheureux idiot imitait, tel un automate, les mouvements dont ses yeux étaient témoins. Bouzille ne s’était pas éloigné depuis cinq minutes que Saturnin, riant toujours, paraissant au comble de la joie, entra dans la mare.
Hélas, le malheureux idiot s’était à peine avancé de quelques mètres dans les eaux, il n’était mouillé encore que jusqu’à la ceinture que les sangsues se précipitaient en rangs serrés contre lui. Terriblement mordu, Saturnin passait du rire aux larmes, poussait des cris effroyables, voulut rebrousser chemin.
Il fit quelques pas, quatre ou cinq dans la direction de la rive, lorsqu’en plein front une pierre, lancée par une main invisible, le heurta violemment.
— Maman, cria Saturnin, étourdi par le coup et de plus en plus mordu par les sangsues, Maman.
Il tentait d’avancer encore, un caillou à nouveau l’atteignit au visage, son front se mit à saigner.
Alors le malheureux idiot fut envahi d’une peur épouvantable. Affolé, ne comprenant rien à ce qui lui arrivait, dévoré par les sangsues, recevant à chaque mouvement qu’il faisait pour rejoindre la rive les cailloux qui l’étourdissaient, il rebroussa chemin et, précipitamment, tout comme le cheval, il tenta de traverser la mare.
Saturnin n’arrivait pas à l’autre rive que des pierres lui étaient encore jetées des bois environnants, des pierres qui l’empêchaient de sortir de l’eau, qui le repoussaient vers le centre du marais.
Ce fut alors une chose effroyable. Saturnin, dix minutes encore courant au travers de l’étang, s’efforça d’en partir pour échapper à la morsure des sangsues et se vit contraint d’y demeurer par la grêle de cailloux qui l’assaillaient à chacune de ses tentatives de fuite.
Terriblement mordu aux jambes, épuisé d’ailleurs par la perte de sang que lui occasionnaient les voraces hôtes du marais, il cessa de se débattre. Saturnin, étourdi, pris de vertige, leva les bras, poussa un dernier appel, puis se laissa tomber dans la mare.
***
Le lendemain, on devait le retrouver noyé, exsangue, à demi dévoré et Bouzille entendit des chuchotements le désigner comme assassin.
Car l’histoire de sa pêche avait été connue et l’on se demandait dans le pays si la mort de Saturnin n’avait pas une terrible affinité avec la baignade du cheval.
Dans le bois cependant, au moment où l’idiot était tombé à la mare, un éclat de rire avait retenti. Non, ce n’était pas Bouzille, car Bouzille, à ce moment-là, fort innocemment, était occupé à vendre à M. Peyrat le produit de sa pêche.
***
Le jour même de la découverte du cadavre du malheureux Saturnin dans la mare aux sangsues, M. Anselme Roche, procureur de la République près le tribunal de Bayonne et jadis près le tribunal de Saint-Calais, s’entretenait précisément avec le maire de Beylonque des mystérieuses affaires qui bouleversaient la commune :
— Ma foi, déclarait le procureur, je vous avoue, monsieur, que tout ce qui arrive ici m’apparaît terriblement mystérieux. Que s’est-il passé ? Hum, je n’ose trop conclure. J’ai peur. Mon enquête m’a tout simplement révélé que dix jours avant la découverte de la maison bouleversée on a vu, à la gare de Rion-des-Landes, deux femmes et un enfant demander le chemin de chez Borel. L’une de ces femmes, le chef de gare sur ce point est formel, est repartie le lendemain en compagnie de l’enfant. L’autre, d’après le témoignage d’un métayer, a été vue à une dizaine de kilomètres d’ici. C’est tout ce que je sais à l’heure actuelle. Quelles sont ces femmes ? que sont-elles venues faire ? je n’en n’ai pas la moindre idée. D’autant que les Borel sont absents.
Le maire de Beylonque, très impressionné, approuvait les paroles du procureur, de petits hochements de tête tremblants, puis questionna timidement :
— Mais d’après vous, monsieur le procureur, il y a eu crime ?
La voix d’Anselme Roche trembla, cependant qu’il répondait ;
— Oui, cela me semble indiscutable, indiscutable, hélas. Ce sang, ces meubles bouleversés, tout cela est significatif.
— Et la victime serait alors ?
— La victime serait, repartit très lentement le procureur de la République, la victime ne pourrait être que Mme Borel. M. Borel, en effet, d’après les renseignements que j’ai recueillis, n’a pas été vu dans le pays depuis un certain temps. Il doit être en voyage. Mme Borel, au contraire, habitait continuellement à la campagne. Or, elle a disparu, totalement et cela encore est significatif. Cependant, je ne peux pas, je ne veux pas croire.
Tout en parlant, le distingué magistrat dissimulait mal une très grande émotion. Il semblait presque, dans sa voix altérée subitement, que des sanglots contenus vibraient. M. Anselme Roche, en effet, était à vrai dire, d’autant plus ému par les suppositions qu’il formulait que plusieurs fois il avait eu l’occasion, au cours de promenades, de rencontrer Mme Borel, il lui avait parlé à maintes reprises et peu à peu, dans l’âme de M. Anselme Roche, à l’égard de cette belle femme, était né un très doux sentiment qui, insensiblement, s’était transformé en un amour irrésistible, profond.
Le maire de Beylonque, cependant, incapable de soupçonner la nature de l’émotion qui bouleversait le magistrat, sautait d’un sujet à un autre :
— Et voilà qu’en plus de cette extraordinaire affaire, il faut qu’il y ait la dramatique mort de ce malheureux idiot, de Saturnin Labourès. Croyez-vous à un crime de ce côté ? Ne soupçonnez-vous pas le nommé Bouzille ?
M. Anselme Roche, à ce sujet n’hésitait pas :
— Oh, celui-là, faisait-il, son affaire est claire. Je vais immédiatement décerner contre lui un mandat de dépôt. Il doit être coupable.