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Et pendant que M. Anselme Roche décidait ainsi de son arrestation, Bouzille buvait un pichet de vin blanc à la principale auberge de Beylonque.

5 – CRUELLE INCERTITUDE

Depuis plus d’une heure, sur la grand place de Beylonque, la foule se pressait autour d’un colporteur, éblouie par ses boniments qui vraiment, étaient des prodiges d’éloquence.

Le bonimenteur, ce jour-là, pouvait avoir une quarantaine d’années. Devant l’auberge, il avait, sur deux X de bois, dressé une légère table recouverte d’un morceau d’andrinople rouge, puis, il avait disposé sur cet étalage improvisé quantité de petites boîtes, et dès lors, avec verve, il vantait sa marchandise :

— Approchez, Messieurs et Mesdames, la vue des prodiges est entièrement gratuite, parce qu’elle ne coûte rien. Le cirage que j’ai l’avantage de proposer à vos connaissances est d’ailleurs un cirage incomparable et qui mérite de retenir votre attention, éclairée et documentée je n’en doute pas. Voyez, Messieurs et Mesdames, en apparence, mon produit ne diffère en rien des produits analogues. En fait, il ne leur ressemble pas plus que vous ne ressemblez vous, joyeux Landais et courageux Basques, aux habitants du Japon ou de la Patagonie. Approchez, Messieurs et Mesdames, mon cirage ne brûle pas le cuir, mon cirage n’abîme en rien la chaussure, il la conserve, il la rajeunit, il la fortifie. Approchez, Messieurs et Mesdames. Qui de vous veut en faire l’expérience ? J’ajoute que dans une paire de chaussures cirée avec mon produit il est radicalement impossible d’avoir jamais mal aux pieds, tant il assouplit la matière.

Étourdis par le verbiage du bonhomme, les buveurs d’un cabaret voisin avaient déserté la salle pour se grouper devant le charlatan. Il y avait là Parandious, qui eût cru indigne, vu sa qualité de représentant de l’autorité, d’adresser la parole au marchand. Il y avait Tiphois, le sacristain de l’église, il y avait encore cet excellent Marius, le routier qui se chargeait des commissions pour Mont-de-Marsan.

L’homme, pourtant, poursuivait sa harangue et comme les distractions étaient rares à Beylonque, chacun en passant sur la place s’arrêtait quelques instants.

— Approchez, Messieurs, Mesdames, clamait le colporteur, c’est une économie de cent pour cent que je vous apporte. J’ai trois dimensions de boîtes, mais en vérité, mes prix sont si réduits que ce n’est pas la peine d’économiser. Mon produit je ne le vends pas, je le donne. C’est le donner, Messieurs et Mesdames, que de le vendre à un tel tarif : la grande boîte coûte trois sous, la moyenne coûte deux sous, la petite un sou. Un sou seulement !

Avait-il été bien inspiré, en venant vendre du cirage à Beylonque ? Dans les Landes, le cirage est véritablement d’un usage peu courant, on va en sabots, en espadrilles, et si les bottes sont mises pour la chasse, on en est encore à considérer que la chandelle, la vieille chandelle est le seul onguent qui convienne pour assouplir le cuir. L’homme, pourtant, n’avait cure des hésitations des badauds.

Obstiné, il continuait son boniment :

— On ne refuse pas des occasions pareilles, et d’ailleurs, si dans l’honorable et importante société qui m’entoure, il y a quelqu’un qui veut bien essayer de mon cirage, je m’empresserai de vous faire une démonstration scientifique de mon procédé, qui ne vous laissera aucun doute sur mes paroles. Allons, qui met le pied sur la sellette ? Qui veut ?

— Avance, Parandious.

Dans l’assistance, aux dernières offres du marchand, un grand mouvement d’intérêt s’était dessiné. L’homme proposait de faire une démonstration et qui plus est, une démonstration gratuite, cela devenait intéressant.

D’un commun accord, cependant, les assistants, en apercevant Parandious qui, en sa qualité de garde champêtre, était doté par les soins de la municipalité d’une paire de robustes souliers, jugeaient que c’était à lui de tenter un essai.

À vrai dire, Loubesque, le facteur, eût été tout aussi qualifié, mais Loubesque était timide, on le savait, il n’aurait jamais osé.

— Avance, Parandious !

Flatté d’être ainsi désigné par la rumeur populaire, le garde champêtre allait en effet accepter de confier ses souliers administratifs aux bons soins du colporteur, lorsqu’une main pesa sur le bras de Parandious, et une voix susurra à l’oreille du garde champêtre :

— Restez donc là, mon vieux, vous bilez pas. Tout ça c’est des histoires pour rigoler. Ce type-là, c’est un de mes amis.

Parandious, surpris d’être interpellé, considéra avec une surprise bien plus grande encore, son interlocuteur, sorti des rangs de la foule. C’était Bouzille.

Et Bouzille, sans s’inquiéter des commentaires que son apparition faisait naître, Bouzille continuait, insistant, parlant presque à haute voix :

— Bougez donc pas, mon vieux Parandious, je vous dis que ce marchand de cirage n’est pas plus marchand de cirage que moi. C’est un…

Bouzille aurait peut-être continué, si le bonimenteur au même moment, n’avait froncé les sourcils de façon peu engageante :

— Allons, brave homme, dit-il, s’adressant à l’ancien chemineau, laissez donc Monsieur le garde champêtre venir jusqu’à moi.

— Eh bien, déclara le garde champêtre, pas moins, quand tu as des amis, Bouzille, ils ont l’air de te reconnaître tout à fait.

Bouzille, vexé par cette dernière raillerie, perdit toute mesure et c’est une manœuvre insensée, en apparence au moins, que celle à laquelle il se livrait.

— Taisez-vous donc, Parandious, ripostait-il, vous racontez des imbécillités et vous feriez rougir la lune ; c’est si bien un de mes amis, qu’il est venu de Paris, exprès pour faire taire tous ceux qui disent du mal de moi. C’est un agent de la Sûreté.

Ayant dit, Bouzille fendit les rangs des spectateurs, s’avançât vers le charlatan, et sa bonne face éclairée d’un grand sourire, il l’apostropha à son tour :

— Bonjour, M’sieu Juve. Ça va bien ?

Mais le charlatan ne comprenait pas, ou feignait de ne pas comprendre.

— Brave homme, répétait-il, je vous invite à nouveau à ne pas troubler la séance que je donne, laissez M. le garde champêtre.

— Oh, là, là, puisque je vous dis que je vous reconnais, Monsieur Juve. Quoi, moi aussi dans le temps, rappelez-vous à Monaco, j’ai été agent de la police. Alors c’est pas la peine d’essayer de me la faire ! Tenez, vous, je vous aurais reconnu rien qu’à votre moustache qui se décolle.

— Bouzille, vous êtes un imbécile, répondit le marchand de cirage, je ne sais pas si vous m’avez reconnu, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’au nom de la Loi, je vous arrête. Monsieur le garde champêtre, conduisez cet homme au violon. Je l’interrogerai quand il sera nécessaire.

Pivotant sur ses talons, le bonimenteur, devant les paysans complètement ahuris, laissant Parandious s’emparer de Bouzille stupéfait, était déjà rentré dans l’hôtellerie voisine.

***

— Vous me demandez, Monsieur le procureur, pourquoi je me suis présenté à Beylonque sous les apparences d’un vulgaire colporteur ? Bah, ne cherchez à cela nulle autre raison que la vive nécessité où nous sommes, moi et mes collègues de la Sûreté, de passer inaperçus. Quand nous allons faire une enquête en province, en général nous prenons la peine d’exercer un petit métier. L’un se présente comme vannier, un autre voyageur de commerce, un troisième liquide des bijoux en faux. Pour moi, je vous avoue que j’ai le plus souvent recours aux boîtes de cirage qui me permettent, en me livrant à une petite démonstration, d’étudier de très près les individus que je rassemble, et même au besoin, sans en avoir l’air, de prendre l’empreinte de leurs chaussures. Mais si nous parlions de choses sérieuses.