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En effet, depuis quelque temps rien ne lui réussissait et malgré sa superbe indifférence il commençait à réfléchir sur la situation, à s’inquiéter sérieusement. Le Bedeau n’avait pas la conscience tranquille. Une quinzaine de jours auparavant, sur les instances de sa maîtresse Fleur-de-Rogue, il avait indiqué à celle-ci une façon sûre et certaine de se venger de la fille de Fantômas dont Fleur-de-Rogue était terriblement jalouse.

Or, les jours s’étaient écoulés et il n’était revenu personne.

D’autre part, le Bedeau en lisant les faits divers des journaux, la seule chose d’ailleurs, qui l’intéressait, avait appris que l’enfant de Blanche Perrier, emmené par Hélène et Fleur-de-Rogue, avait été rendu à sa grand-mère par une femme inconnue dont le journal ne précisait pas le signalement.

Le Bedeau, dès lors, intrigué par ces aventures, par l’absence totale de renseignements sur l’affaire de la Bicoque, avait vu son inquiétude grandir. Il redoutait un malheur. Il savait Fleur-de-Rogue, sa maîtresse terriblement audacieuse, mais il n’ignorait pas que la fille de Fantômas savait se défendre. Laquelle des deux femmes avait triomphé ? Le Bedeau, au premier abord, souhaitait que la victoire eût été du côté de Fleur-de-Rogue, car après tout il aimait cette femme, se laissait volontiers aimer par elle et bénéficiait de son intelligence, de son activité pour vivre, sans se préoccuper des détails de l’existence quotidienne. Mais, d’autre part, le Bedeau, lorsqu’il y avait réfléchi seul à seul avec lui-même, s’était effrayé de l’audacieuse tentative, de la terrible résolution prise par sa maîtresse.

Fleur-de-Rogue n’y allait pas par quatre chemins. Elle était partie en déclarant qu’elle ferait son affaire à Hélène, elle en était fort capable après tout. Mais s’attaquer à Hélène, c’était en somme provoquer Fantômas et tuer la fille du bandit, c’était attirer sur soi la vengeance du Génie du Crime, du Maître de l’Effroi.

Depuis quarante-huit heures le Bedeau, surtout lorsqu’il était dégrisé, vivait dans une perpétuelle angoisse. À chaque instant, il redoutait de voir devant lui l’effrayante silhouette de Fantômas et il se sentait à son égard si coupable qu’il se rendait compte que le Maître se lasserait de lui pardonner. Et puis surtout, événement bien fait pour le rendre lugubre et pour assombrir son esprit, le Bedeau n’avait plus d’argent, il ne savait plus comment s’en procurer, son gagne pain, sa maîtresse, n’étant plus là pour le faire vivre.

— Zut après tout, grommela-t-il, faut que ça finisse, j’en ai assez de ce truc-là et je m’en vais agir.

Avec lassitude, le Bedeau acheva de se vêtir, passait une serviette mouillée sur ses joues que salissait une barbe hirsute, puis, ayant jeté une casquette sur son crâne dénudé, il descendit, les mains dans les poches, se dandinant à son habitude. Il gagna par la rue de Vaugirard les abords de l’avenue du Maine.

La nuit tombait, les réverbères et les boutiques s’illuminaient. Le Bedeau, après avoir flâné quelques instants le long des trottoirs, était revenu sur ses pas, comme quelqu’un qui hésite sur ce qu’il va faire. Brusquement, il avait quitté l’avenue pour s’engager dans une ruelle étroite et sombre, au fond de laquelle se trouvait un cabaret célèbre dans le monde des souteneurs et des pierreuses, qui s’appelait Au Drapeau.

— Salut, m’sieu, dames, fit le Bedeau de sa voix éraillée, lorsqu’il franchit le seuil du cabaret.

Le Bedeau toucha sa casquette et en même temps fut pris d’une effroyable quinte de toux provoquée par l’âpreté des vapeurs d’alcools et par la fumée de tabac qui empuantissaient la salle basse de l’antre où il venait de s’introduire.

Il y avait déjà pas mal de monde dans l’établissement et instinctivement le Bedeau cherchait des yeux un visage connu, une physionomie amie pour pouvoir aller s’installer auprès d’elle, lorsqu’il s’entendit interpeller :

— Hé là, mon vieux ! fit quelqu’un. Alors c’est la crève, ça sent le sapin.

— Penses-tu, rétorqua le Bedeau en bourrant sa poitrine de coups de poings, pour justifier à l’avance ce qu’il allait dire, le coffre est encore solide et n’a pas l’intention de s’en aller de sitôt voir le champ de navets. Seulement voilà, de temps en temps comme ça, j’ai besoin de me remonter. Qui c’est qui paie un verre ? Moi je ne régale pas aujourd’hui, je suis fauché comme les blés.

— Viens t’asseoir par ici, un de plus, un de moins, on s’en fout.

Le Bedeau venait s’installer sans plus se faire prier. Il tendit une main distraite à l’homme qui l’avait interpellé, puis à voix basse l’interrogea :

— C’est-y donc que vous venez de poisser quelqu’un qu’on vous trouve dans cette tôle ?

Le Bedeau, avec une certaine méfiance considérait son hôte et le compagnon qui était avec lui.

Le Bedeau connaissait parfaitement ces deux hommes, c’étaient des indicateurs que l’on soupçonnait même appartenir à la Préfecture de police, en tant qu’inspecteurs de la Sûreté et ceux qui faisaient cette supposition n’avaient point tort, car les deux hommes étaient en effet deux anciens agents d’affaires, les ex-associés de la rue Saint-Marc, Nalorgne et Pérouzin.

Et, en effet, Nalorgne et Pérouzin appartenaient régulièrement à la phalange des inspecteurs de la Sûreté, mais ce qu’ignorait leur chef, M. Havard, c’est qu’ils étaient aussi les fidèles et respectueux serviteurs de Fantômas, qu’ils renseignaient. Certes quelqu’un était renseigné sur leur duplicité, c’était Juve. Mais le policier qui avait sans doute de bonnes raisons, gardait le secret.

Nalorgne et Pérouzin, qui avaient autant de rapacité que peu de conscience, estimaient que c’était là pour eux une admirable combinaison que celle consistant à servir les intérêts des uns et des autres et à manger à deux râteliers. Pour le moment, toutefois on buvait.

Après avoir causé de choses indifférentes, le Bedeau, baissant le ton, demanda à Nalorgne :

— Vous qui cherchez toujours à poisser les gens, faut croire que chaque arrestation vous est payée en plus ?

Nalorgne hocha la tête :

— Naturellement, fit-il d’un air convaincu.

Cependant que Pérouzin, plus loquace, ajoutait :

— Et c’est surtout dans ces affaires-là qu’on fait du profit. Suivant les types la gratification varie entre cinq francs et cent francs. Plus le bonhomme qui a été fait est bon et plus on paie.

Le Bedeau approuva :

— C’est logique.

Il y eut un silence. Nalorgne fronçait les sourcils en regardant l’apache. Il lui demanda :

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? pourquoi que tu essaies de nous cuisiner sur ce chapitre-là ?

— Voilà, fit-il, j’ai une combine pour vous et une bonne.

— Laquelle ?

— C’est simple, poursuivit le Bedeau.

Pérouzin fit signe au patron de l’établissement qui apporta aussitôt une seconde chopine de vin rouge.

Le Bedeau reprit :

— Tel que vous me voyez, je peux vous coller dans les pattes un numéro tout ce qu’il y a de plus costaud. Un type qui a commis plusieurs vols et quelques assassinats, je supposes que ça vaut cher.

— Assurément, s’écria Pérouzin, qui naïvement montrait son enthousiasme.

Mais Nalorgne, plus adroit :

— Ça dépend, faut voir le client. Souvent on en poisse des types comme tu dis, mais on ne peut pas les faire se mettre à table. Il n’y a pas de preuves contre eux et alors on est refait. Tout juste si on ne prend pas des engueulades.

— Mon type, déclara le Bedeau, est un type qui mangera le morceau, il en a sa claque de tout le fourbi, il est d’accord pour aller à la Nouvelle, et il s’en fout.