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— On pourrait causer, commença Nalorgne.

— Parbleu, dit le Bedeau en s’animant, j’savais bien que vous y viendriez. Seulement avant de discuter plus, combien y a pour moi ?

Pérouzin hésita à parler avant Nalorgne et celui-ci, après avoir réfléchi, interrogea :

— Ton type est vraiment bon ?

— Ce qu’il y a de mieux, répliqua le Bedeau. Convenons d’un prix d’avance. Tu verras que tu ne seras pas volé.

Après une discussion longue et confuse, Nalorgne finit par promettre qu’il donnerait au Bedeau une somme forfaitaire de soixante quinze francs et ce, dès que l’apache lui aurait nommé, indiqué et livré, le criminel dont l’arrestation, disait-il, ferait sensation.

Le Bedeau triomphait. La pâleur de son visage s’atténuait et ses yeux se mirent à briller. On en était d’ailleurs à la quatrième chopine :

— Eh bien, s’écria-t-il, puisque l’affaire est conclue, on va commencer par boire un coup et manger un morceau. C’est moi qui régale.

Et d’une voix tonitruante, le Bedeau appela le patron, donna sa commande :

— Pardon, interrogea Nalorgne, légèrement interloqué, mais je te croyais fauché, le Bedeau :

Celui-ci demeura interdit, surpris d’une telle question :

— Mais, fit-il je viens de gagner soixante-quinze francs.

— Oh, oh, répliqua Pérouzin, c’est à savoir, tu ne nous as pas encore présenté le client.

Le Bedeau eut un sourire mystérieux :

— S’il ne s’agit que de cela, fit-il, vous bilez pas et buvez à sa santé.

Nalorgne et Pérouzin se laissèrent convaincre et, répondant à l’invitation du Bedeau, ils firent avec lui un festin pantagruélique. Lorsqu’on apporta l’addition elle s’élevait à 27 francs. Le Bedeau tempêta tout d’abord contre l’exagération de la note et finit par offrir vingt francs, pour solde de tout compte au patron du Drapeau. Celui-ci avait l’habitude de ces sortes de discussions, il majorait ses additions en conséquences afin de pouvoir les diminuer. L’entente fut rapidement conclue.

— Maintenant, déclara le Bedeau, en s’adressant à Nalorgne, aboulez-moi les soixante-quinze balles.

Les policiers ne bronchèrent pas :

— Donnant donnant, firent-ils, quel est le mec à poisser ?

Alors le Bedeau éclata d’un grand rire et se frappant la poitrine, selon un geste qui lui était familier :

— Le mec, déclara-t-il, mais c’est moi.

— Toi ? s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin, fort désappointés, car ils ne songeaient pas un seul instant à mettre le Bedeau en état d’arrestation. Certes, ils savaient que l’existence de l’apache n’était guère édifiante, mais, en réalité, jusqu’à présent, nul ne connaissait rien sur lui qui permît, aux termes de la loi, de le mettre en état d’arrestation.

Le Bedeau insistait cependant :

— Le voleur, l’assassin, c’est moi que je vous dis, vous pouvez y aller, me conduire à la Tour Pointue [1].

— Sûr, pensait Pérouzin qu’on est en train de faire une gaffe.

Nalorgne, de son air le plus maussade, questionnait encore le Bedeau :

— Si c’est pour nous avoir que tu fais tout ce boniment-là, autant le dire tout de suite, on y regarde pas, on paiera la croûte et ce sera fini.

— Vous êtes rien gourdes, fit-il puisque je vous l’dis que je suis un assassin, que j’veux être arrêté.

— La preuve ? grommela Nalorgne, qui décidément était sceptique.

Mais soudain le Bedeau triompha de ses hésitations : il avait trouvé l’argument à fournir au policier et il le fit d’un air triomphant :

— Dites donc, vous autres, interrogea-t-il, pourriez-vous me dire ce qu’est devenue ma gonzesse, Fleur-de-Rogue ?

Les deux policiers réfléchirent, puis Pérouzin avoua :

— C’est vrai que voilà bien une pièce de jours qu’on ne l’a pas vue sur le rade.

— Probable, fit le Bedeau en se rengorgeant, il y a une bonne raison pour ça c’est que je lui ai fait son affaire.

Rien n’était plus faux que cette déclaration, mais le Bedeau y mettait un tel aplomb, un tel accent de sincérité que Nalorgne et Pérouzin s’y trompèrent.

— Pas possible, s’écrièrent-ils.

Spontanément tous deux se levaient, se rapprochèrent de l’apache qui ricana :

— Vous voilà convaincus tout de même, ça va bien, mais inutile de sauter sur moi comme la misère sur le pauvre monde. Je n’ai pas l’intention de me débiner tout au contraire.

Pourquoi le Bedeau s’accusait-il d’un crime imaginaire ? quels motifs avait-il pour demander ainsi son arrestation ? Comment se faisait-il qu’il se vendait lui-même aux agents de la Sûreté ? C’était simple à comprendre, pour qui connaissait l’intelligence restreinte du sinistre apache. Le Bedeau, inquiet du sort de Fleur-de-Rogue et surtout de celui d’Hélène, redoutait par-dessus tout la colère de Fantômas, si par malheur et comme c’était possible, il était arrivé malheur à la fille. Le Bedeau par expérience connaissait la cruauté froide et l’indomptable rigueur du génie du Crime, du Maître devant lequel on ne trouvait point grâce lorsqu’on l’avait trahi. Le Bedeau se disait que l’endroit le plus sûr pour éviter la vengeance du bandit, c’était assurément la prison, la bonne et douce prison où on se laisse vivre, nourrir, blanchir, coucher, sans avoir à penser à rien.

Fleur-de-Rogue vivait-elle ou non ? La police la rechercherait, ce qui rendrait service au Bedeau et ce serait bien de la guigne si l’on ne finissait pas par démontrer qu’il avait, pour se faire arrêter porté, lui le Bedeau, une fausse accusation contre lui-même. Alors on le condamnerait à une peine plus ou moins grande pour le châtier d’avoir dupé la police et pendant ce temps-là, Fantômas, aurait tout le temps de se calmer, de penser à autre chose.

Cependant, Nalorgne et Pérouzin, qui, après quelques nouvelles interrogations, avaient désormais acquis la certitude que le Bedeau était bien un assassin, lui passaient solennellement les menottes et entraînaient leur paisible prisonnier hors du cabaret :

— On va pas cavaler à pied, interrogea le Bedeau, vous pouvez bien payer une roulante, d’autant plus que je me sens les arpions en dentelle ?

Le Bedeau, d’ailleurs, légèrement ivre, titubait.

Nalorgne et Pérouzin obtempéraient à son désir, eux non plus ne tenaient pas à s’en aller de la sorte, toutefois, avant d’arrêter un fiacre, Nalorgne, en homme précis qu’il était, faisait au Bedeau son compte :

— On te redoit soixante-quinze francs, on va te les payer.

Nalorgne déduisait de la somme le louis versé entre les mains du gargotier, pour payer son dîner. Il retint encore deux francs.

— Pourquoi ? demanda le Bedeau.

— Mais, fit le policier, pour le sapin.

Cette déclaration faillit tout gâter. L’apache se mit en colère :

— Nom de Dieu ! hurla-t-il, je crois que vous voulez m’avoir, vous autres, c’est-y pas malheureux d’essayer de me gratter comme ça, sur mon bénéfice. Ça, ça rentre dans votre boulot, c’est les frais de votre commerce.

Pérouzin essaya d’expliquer :

— Nous n’avons pas de frais supplémentaires pour cela. Alors si tu refuses de payer le fiacre, autant aller à pied.

La situation était embarrassante, car, d’une part, le Bedeau était fort ivre, et de l’autre, sur un signe de Pérouzin, gaffeur comme toujours, une voiture était venue se ranger le long du trottoir et pour s’assurer des clients par intimidation, le cocher avait déjà baissé son drapeau. Nalorgne se résigna à la générosité.

— Soit, dit-il, voilà les deux francs, la roulante sera à notre compte.

Les trois hommes s’introduisirent dans le fiacre et Nalorgne y monta le dernier, jeta une adresse au cocher.

Le véhicule roulait lentement, le Bedeau sommeillait, lorsque soudain, ayant regardé par la portière, et vu que la voiture longeait les fortifications, il s’écria stupéfait :