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— Eh bien, se dit-il à lui-même, comme j’ai bien fait de ne parler de mon projet à personne ici et surtout de ne pas encore l’avoir fait mettre à exécution.

Le magistrat, deux secondes plus tard sautait dans un taxi-auto :

— À l’Impérial Hôtel, à Biarritz, dit-il au mécanicien.

Le véhicule s’arrêtait à peine devant le perron du majestueux caravansérail, qu’Anselme Roche, avec l’agilité d’un jeune homme, sauta hors de la voiture et pénétra dans le hall de l’hôtel.

D’une voix qui tremblait légèrement, il interrogea le portier :

— Madame Borel, s’il vous plaît ?

Le magistrat attendait avec anxiété la réponse, doutant encore à ce moment que la communication téléphonique fut vraisemblable. Il poussa un soupir de soulagement, lorsque le concierge à l’uniforme chamarré s’en fut revenu lui dire d’un ton maussade et terne :

— C’est au 223, troisième étage, galerie B.

— Voulez-vous m’y faire conduire ?

Quelques instants après, dans l’appartement occupé par la personne qu’il venait de demander, M. Anselme Roche était introduit.

On le pria d’attendre dans un petit salon, mais cette attente ne dura pas longtemps. Une porte s’ouvrait, livrant passage à une femme d’une élégance rare et d’une parfaite distinction. Elle pouvait avoir de trente à trente-cinq ans environ. Tout en elle respirait la correction, la majesté, c’était incontestablement une femme dont, eu égard à sa démarche et à sa tournure, on pouvait dire qu’elle avait un « port de reine ». Mme Borel, car c’était elle, était vêtue d’une grande robe noire faisant ressortir merveilleusement la pureté de son teint mat et les chaudes tonalités de sa chevelure luxuriante. D’un geste gracieux qu’elle accompagnait d’un sourire, elle tendit une main fine et blanche au magistrat qui, incapable de dissimuler son émotion prit avec empressement cette main, l’étreignit dans les siennes, puis d’un geste spontané, irréfléchi, la porta à ses lèvres.

Un peu surprise, Mme Borel retira ses doigts. Le procureur général s’aperçut alors de la façon un peu trop familière dont il venait d’aborder la jolie femme et il s’excusait en balbutiant :

— Pardonnez-moi, Madame, mais je suis si heureux, si triomphant de bonheur, si satisfait de vous voir et puis… je vous l’ai déjà dit, mais à mots couverts et peut-être m’avez-vous mal compris… Or, aujourd’hui, je me sens toutes les audaces, je vous crie ce que pense mon cœur depuis si longtemps. Je vous aime, je vous aime. Ah, dites-moi que vous saviez que je vous aimais ? et que peut-être de votre côté ?

D’un geste indéfinissable, Mme Borel interrompit le galant magistrat :

— Je vous en prie, Monsieur le Procureur, remettez-vous. Calmez-vous. Je ne sais si véritablement je puis continuer à vous entendre et cependant je veux le faire, eu égard à notre si cordiale amitié.

— De grâce, Madame, écoutez-moi, reprit le magistrat, j’ai tant de choses à vous dire et puis d’ailleurs il se passe des événements si extraordinaires depuis quelques jours que je ne sais comment m’expliquer, comment faire, je suis en outre incapable de dissimuler mon trouble, de vous taire mon amour. D’abord, interrogea le magistrat, qu’êtes-vous devenue ? Comment se fait-il que vous ayez disparu pendant plus d’une semaine, sans me donner de vos nouvelles ?

— Pardon, fit Mme Borel doucement, mais nous n’avons pas, mon cher Monsieur, des relations suffisamment intimes, que je sache, pour que je sois contrainte à vous tenir au courant de mes déplacements, des moindres actes de ma vie ?

— Je vous en prie, chère Madame, ne me parlez pas sur ce ton-là. Il est bien entendu que vous ne me devez aucun compte et qu’au point de vue mondain je n’ai rien à vous demander, mais ayez pitié d’un cœur qui souffre, qui saigne, d’un cœur qui vous aime et que vous occupez tout entier.

— Cher Monsieur Roche, fit-elle, vous êtes un grand fou, mais un excellent homme et le meilleur des amis. C’est entendu, je ne vous taquinerai plus. Vous voulez savoir pourquoi j’ai disparu, comme vous dites. Rien n’est plus simple. Je suis allée à Paris avec M. Borel, puis, nous sommes revenus directement jusqu’ici. Il m’a installée à l’Impérial Hôtel. Lui-même est parti, appelé par une affaire pressante, il me télégraphiera dans un jour ou deux pour que je sache où aller le rejoindre.

Le visage du magistrat s’épanouit :

— Vous êtes seule en ce moment ? Seule à Biarritz ?

— Seule en effet, répliqua Mme Borel.

Et celle-ci comprenant la pensée secrète du procureur ajoutait :

— J’attends mon mari, comme je vous l’ai dit, il peut soit revenir d’un moment à l’autre, soit me télégraphier d’aller le retrouver.

Anselme Roche n’insista pas, encore qu’il eût fort envie de demander à la jeune femme de lui consacrer la majeure partie de ses heures de solitude, et puis aussi il avait un devoir à remplir. Comme homme, le procureur pouvait parler de son amour à Mme Borel, mais en tant que magistrat, son devoir l’obligeait à la mettre au courant des événements survenus chez elle depuis son départ.

Anselme Roche déclara :

— Ne savez-vous rien de ce qui s’est passé chez vous ?

— Non.

Anselme Roche, alors, tout d’une haleine raconta les aventures survenues dans cette modeste propriété si calme et si paisible jusqu’alors, et qui était en passe de devenir désormais un lieu mystérieux et redoutable, un lieu célèbre aussi, dramatisé, rendu célèbre par le sang, par le crime.

— Ah si vous aviez connu mes angoisses, continuait le procureur, car naturellement, j’ai songé tout de suite que la victime ne pouvait être que vous. Aussi, pensez combien votre communication téléphonique de tout à l’heure m’a fait plaisir. Les mots seraient impuissants à décrire…

Mme Borel interrompit le magistrat :

— Depuis que je suis arrivée ici, c’est-à-dire depuis hier soir, j’avais entendu vaguement parler en effet d’aventures bizarres survenues, disait-on, aux habitants d’une maison de campagne voisine de Beylonque. J’étais loin de me douter qu’il s’agissait de notre modeste demeure, néanmoins, j’avais comme un pressentiment, une crainte, c’est pour cela que je vous ai téléphoné.

— C’est pour cela, seulement ? et moi qui m’imaginais que vous m’appeliez auprès de vous, pour me permettre de vous voir et passer à vos côtés des heures tant souhaitées.

Mme Borel sourit sans répondre, plus énigmatique, plus lointaine que jamais.

— Hélas, fit-il, si vous saviez comme je souffre, car il est une nouvelle morsure que votre attitude me fait au cœur. Vous ne m’aimez pas, je m’en aperçois et je m’en rends compte d’autant mieux que je sais que vous en aimez un autre. Un autre qui n’est pourtant pas votre mari.

— Plaît-il ? fit Mme Borel.

— Oui, poursuivit le magistrat, la chose m’a été révélée au cours de l’enquête que je faisais avant-hier encore, chez vous.

— Vraiment ? poursuivit la jeune femme qui commençait à s’énerver et faisait visiblement effort pour demeurer calme. Et quel est ce galant, s’il vous plaît ?

— C’est le spahi, fit le magistrat.

— Quel spahi ?

— Voyons, ne vous moquez donc pas de moi. Je sais hélas, l’intimité que vous avez avec lui, je connais vos longues promenades en tête-à-tête dans la solitude des pignadas.

— Auriez-vous l’intention de parler, dit-elle, de ce jeune militaire, de Martial Altarès ?

— Oui, fit le magistrat d’une voix oppressée. Ah hélas, je sais qu’il est beau, jeune, qu’il porte un superbe uniforme, tandis que moi…