— Monsieur le maire, déclarait l’impayable personnage, je suis un pauvre homme et je suis persuadé qu’en conséquence vous voudrez bien m’aider. Voilà. J’ai de quoi acheter des matériaux pour me bâtir une maison. Donnez-moi le terrain nécessaire, je vous donnerai en échange les matériaux comme garantie. Quand j’aurai fait des économies, je vous paierai votre terrain.
Brave homme, le maire avait accepté la proposition, signé un papier. Puis le chemineau avait été trouver divers marchands de moellons, de briques, de tuiles.
— Je viens d’acheter un terrain, leur expliqua Bouzille, brandissant, sans le laisser lire, le papier du maire. Je manque d’argent pour acheter les matériaux qui me sont nécessaires. Faites-moi crédit, je vous donnerai le terrain comme garantie et, quand j’aurai fait des économies, je vous paierai.
La combinaison était évidemment excellente. Bouzille, par son procédé, avait réussi à avoir pour rien une maison, d’aspect un peu bizarre, il est vrai.
— Chaque jour, disait l’heureux « propriétaire » à ses amis les chemineaux qu’il hébergeait volontiers, chaque jour je reçois trois ou quatre feuilles de papier timbré. Moi, ça ne me gêne pas. Pour me mettre à l’abri de toute espèce de poursuite et de toute espèce d’ennui, je n’ai qu’à ne pas faire d’économies. N’ayant rien, je ne paierai rien.
Bouzille, en son château-chaumière, vivait de mille industries, rendait des services à ses voisins, devenant petit à petit l’homme à tout faire dont chaque bourgade possède son spécimen.
Il chassait les vipères, qu’on lui payait tant par tête. Il détruisait les taupes, à forfait. Il surveillait les cerisiers trop visités par les moineaux rapaces. Il guettait encore les passages de palombes attendues par les chasseurs du pays. Il n’avait jamais rien à faire, mais il était occupé, il trouvait toujours moyen de gagner quelques sous.
Ce jour-là, Bouzille sortait de Beylonque, traînant un maigre cheval qu’il avait été conduire chez le vétérinaire pour le compte d’un fermier.
— Eh, eh, pensait l’ancien chemineau, voilà un cheval qui va peut-être me rapporter soixante centimes sans que personne puisse rien me dire.
Et Bouzille, pressant le pas, au lieu de se rendre par le chemin le plus direct à la ferme où il devait conduire la bête, obliqua, s’enfonça dans un petit chemin forestier, courant au plus profond des pignadas.
— Hue, cocotte, encore un peu de courage.
« Dommage, pensait Bouzille de temps à autre, dommage que le bon Dieu ait fait des chevaux si grands. S’ils avaient le dos plus près du sol, il n’y aurait aucun danger à être cavalier et ma foi je n’aurais pas besoin de marcher à pied.
Bouzille cependant, après avoir trottiné quelque vingt minutes, était parvenu à une sorte de clairière comportant à son centre une petite mare. Là, le chemineau s’arrêta en se frottant les mains.
— Justement il n’y a personne, s’exclama-t-il satisfait. Ah, ah, je crois qu’on va rire.
D’un coin de broussaille, il tira une grande cruche qu’il remplit d’eau et posa soigneusement sur le bord du chemin. Cela fait, Bouzille revint vers le cheval abandonné et le flatta de la main.
— Et alors, mon petit bidet, lui déclara-t-il d’une voix attendrie, vous avez donc des rhumatismes, on craignait donc la congestion ? Hé, hé, monsieur le cheval, ne vous faites pas de mauvais sang ! Bouzille est encore le meilleur des vétérinaires, et Bouzille va vous tirer d’affaires.
Tout en parlant, le chemineau, laissant le cheval sur le bord de la mare, se dépêcha de faire le tour de l’étang, tenant toujours le bout de la longe à laquelle il avait ajouté une grande corde.
Puis, séparé de la bête par la mare, Bouzille, tranquillement tira sur la longe, pour obliger le cheval à entrer dans l’eau et à venir le rejoindre en traversant le marais.
— Viens bidet, criait-il, viens mon joli animal !
Campé sur ses deux pattes de derrière, le cheval se cabra, chercha à s’échapper.
Bouzille, à l’autre bout de la longe se cramponna :
— Hé, bourrique, s’écria-t-il, tu ne vas pas t’échapper au moins, allez, hop-là ! Viens donc, continuait Bouzille, ah, sacré bon sang, c’est tout de même malheureux d’avoir tant de mal pour gagner douze sous.
À force de tirer sur la longe, le chemineau cependant amena son malheureux cheval a descendre jusqu’au poitrail dans les eaux stagnantes du marais. La bête alors sembla devenir enragée. Les oreilles dressées, les naseaux frémissants, ruant, sautant, faisant des écarts, elle avança, recula, parut atteinte d’une soudaine folie.
Quant à Bouzille, au moment même où le cheval semblait le plus excité, il avait retrouvé tout son sang-froid.
— C’est épatant, déclara-t-il, voilà le bidet qui commence à être chatouillé. C’est bon signe.
Il tirait toujours sur la longe, le cheval allait avoir traversé entièrement le marais, lorsqu’un événement que n’avait pas prévu Bouzille se produisit, menaçant d’avoir de graves conséquences.
Maintenu par la corde qui le prenait au licou, le cheval se débattait toujours furieusement dans la mare où Bouzille venait de le faire entrer de force, mais soudain, mû par un instinct subtil, subitement l’animal changea de tactique. Avant que Bouzille ait eu le temps de réfléchir, la bête furieusement partit au grand galop, traversait en quelques foulées le petit étang d’une profondeur infime, puis il en sortit vers la rive où se tenait Bouzille et là, traînant le chemineau pendu au bout de la longe, le cheval se mit à galoper éperdument. Bouzille ne riait plus du tout. Par bonheur, comme les poignets endoloris, le pauvre chemineau allait se résigner à abandonner sa bête, du bois voisin, un homme apparut qui, avec une agilité extraordinaire, sauta au licou du cheval, l’empoigna par les naseaux, l’immobilisa, et comme s’il eût fait la chose la plus naturelle, éclata de rire, disant d’une voix tranquille :
— Tiens, c’est toi Bouzille ?
Bouzille n’était guère rassuré. À la dernière minute un accident prévu s’était produit. Bouzille, le pied pris dans une broussaille, s’était étalé de tout son long. Il se releva et répondit à son interlocuteur en grommelant :
— C’est moi, oui…
Mais son visage s’éclaira, il avait reconnu celui qui lui parlait. C’était Saturnin, le malheureux idiot, et Saturnin était un ami :
— Attends voir un peu, continua Bouzille, qu’on attache Rossinante.
— Rosse quoi ?
— Ça ne fait rien, tu ne peux pas comprendre…
Négligeant d’instruire Saturnin sur les hauts faits du coursier de Don Quichotte, Bouzille s’occupa activement d’attacher le cheval au pied d’un arbre. Et ce fut alors Saturnin qui reprit :
— Tiens, pourquoi donc qu’il saigne comme ça sous le ventre et sur les pattes ? et qu’est-ce que c’est que ces choses noires qui gigotent et qu’il a collées contre lui ?
— Va me chercher la cruche là-bas, répondit simplement Bouzille.
Bouzille, d’ailleurs, semblait peu flatté d’avoir rencontré Saturnin. Volontiers l’ancien chemineau, d’habitude, conversait avec l’idiot, qu’il appelait pompeusement son « secrétaire administratif », en se déchargeant sur lui de certains menus travaux. Mais ce jour-là cependant, Bouzille monologuait tandis que Saturnin faisait le tour de la mare pour aller chercher la cruche demandée :
— C’est embêtant qu’il ait vu cela, il va peut-être jaser. Bah, après tout, je dirai que le cheval s’est échappé et que c’est de lui-même qu’il est entré dans l’eau.
Saturnin, cependant, revenait. Têtu, il insista :
— Qu’est-ce que c’est, Bouzille, que ces choses noires qui remuent et pourquoi qu’il saigne le cheval ?