— Tu n’as pas traîné, me dit Anna, impressionnée.
— Il n’y a pas de temps à perdre, répondis-je. J’ai également fait une demande de ses relevés de téléphone et carte de crédit de ces derniers mois. J’espère les avoir dès ce soir.
Anna jeta un coup d’œil rapide au relevé.
— Sa carte de crédit a été utilisée pour la dernière fois lundi soir à 21 heures 55 au Kodiak Grill, constata-t-elle. C’est un restaurant de la rue principale. Nous devrions y aller. Quelqu’un a peut-être vu quelque chose.
Le Kodiak Grill était situé en haut de la rue principale. Le gérant, après avoir consulté le planning de la semaine, nous indiqua ceux qui, parmi les membres du personnel présents, étaient de service lundi soir. L’une des serveuses que nous interrogeâmes reconnut Stephanie sur la photo que nous lui présentâmes.
— Oui, nous dit-elle, je me souviens d’elle. Elle était là en début de semaine. Une jolie fille, toute seule.
— Quelque chose vous a-t-il marquée en particulier pour que vous vous souveniez d’elle au milieu des clients qui défilent tous les jours ici ?
— Ce n’était pas la première fois qu’elle venait. Elle demandait toujours la même table. Elle disait attendre quelqu’un, qui ne venait jamais.
— Et lundi, que s’est-il passé ?
— Elle est arrivée vers 18 heures, au début du service. Et elle a attendu. Elle a fini par commander une salade César et un Coca, et elle est finalement repartie.
— Vers 22 heures, c’est exact.
— C’est possible. Je ne me souviens pas de l’heure mais elle est restée longtemps. Elle a payé et elle est partie. C’est tout ce que je me rappelle.
En ressortant du Kodiak Grill, nous remarquâmes que le bâtiment voisin était une banque munie d’un distributeur automatique extérieur.
— Il y a forcément des caméras, me dit Anna. Stephanie a peut-être été filmée lundi.
Quelques minutes plus tard, nous étions dans le bureau étroit d’un agent de sécurité de la banque qui nous montra le champ de vision des différentes caméras du bâtiment. L’une filmait le trottoir et on apercevait la terrasse du Kodiak Grill. Il nous passa les enregistrements vidéo du lundi à partir de 18 heures. Scrutant les passants qui défilaient sur l’écran, je la vis soudain.
— Stop ! m’écriai-je. C’est elle, c’est Stephanie.
L’agent de sécurité figea l’image.
— Maintenant, revenez lentement en arrière, lui demandai-je.
Sur l’écran, Stephanie marcha à reculons. La cigarette qu’elle tenait entre ses lèvres se reconstitua, puis elle l’alluma avec un briquet doré, la prit entre ses doigts et la rangea dans un paquet qu’elle remit dans son sac. Elle recula encore et dévia de trajectoire sur le trottoir jusqu’à une petite voiture compacte bleue dans laquelle elle s’installa.
— C’est sa voiture, dis-je. Une Mazda trois portes de couleur bleue. Je l’ai vue monter dedans lundi, sur le parking du centre régional de la police d’État.
Je priai l’agent de sécurité de repasser la séquence dans le bon sens et l’on vit Stephanie sortir de voiture, allumer une cigarette, la fumer en faisant quelques pas sur le trottoir, avant de se diriger vers le Kodiak Grill.
Nous avançâmes ensuite l’enregistrement jusqu’à 21 heures 55, heure à laquelle Stephanie avait payé son dîner avec sa carte de crédit. Au bout de deux minutes, on la vit apparaître de nouveau. Elle marcha d’un pas nerveux jusqu’à sa voiture. Au moment de monter, elle sortit son téléphone de son sac. Quelqu’un l’appelait. Elle répondit, l’appel fut bref. Il semblait qu’elle ne parlait pas mais qu’elle écoutait seulement. Après avoir raccroché, elle s’assit dans l’habitacle et resta immobile pendant un instant. On pouvait la voir distinctement à travers la vitre de la voiture. Elle chercha un numéro dans le répertoire de son téléphone et l’appela, mais elle raccrocha aussitôt. Comme si la communication ne passait pas. Elle attendit alors cinq minutes, assise au volant de sa voiture. Elle semblait nerveuse. Puis elle passa un deuxième appel : on la vit parler cette fois. L’échange dura une vingtaine de secondes. Puis finalement, elle démarra et disparut en direction du nord.
— Voici ce qui constitue peut-être la dernière image de Stephanie Mailer, murmurai-je alors.
Nous passâmes la moitié de l’après-midi à interroger les amis de Stephanie. La plupart habitaient à Sag Harbor, d’où elle était originaire.
Aucun d’entre eux n’avait eu de nouvelles de Stephanie depuis lundi et tous s’inquiétaient. D’autant plus que les parents Mailer les avaient appelés également, ce qui avait ajouté à leur inquiétude. Ils avaient essayé de la joindre par téléphone, par courriel, à travers les réseaux sociaux, ils étaient allés frapper à sa porte, mais sans succès.
Il ressortit de nos diverses conversations que Stephanie était une jeune femme bien sous tous rapports. Elle ne se droguait pas, ne buvait pas de façon excessive et s’entendait bien avec tout le monde. Ses amis en savaient plus que ses parents sur sa vie intime. L’une de ses amies nous affirma lui avoir connu un petit copain récemment :
— Oui, il y avait un type, un certain Sean qu’elle avait amené à une soirée. C’était bizarre.
— Qu’est-ce qui était bizarre ?
— La chimie entre eux. Quelque chose ne collait pas.
Une autre nous affirma que Stephanie était plongée dans le travail :
— On ne voyait quasiment plus Stephanie ces derniers temps. Elle disait qu’elle avait énormément de travail.
— Et sur quoi travaillait-elle ?
— Je l’ignore.
Une troisième nous parla de son voyage à Los Angeles :
— Oui, elle avait fait un voyage à Los Angeles il y a quinze jours, mais elle m’a dit de ne pas en parler.
— C’était à propos de quoi ?
— Je l’ignore.
Le dernier de ses amis à lui avoir parlé était Timothy Volt. Stephanie et lui s’étaient vus le dimanche soir précédent.
— Elle est venue chez moi, nous expliqua-t-il. J’étais seul, nous avons bu quelques verres.
— Vous a-t-elle semblé nerveuse, inquiète ? demandai-je.
— Non.
— Quel genre de fille est Stephanie ?
— Une fille géniale, ultra-brillante, mais avec un sacré caractère, et même une tête de mule. Quand elle a une idée, elle ne la lâche plus.
— Elle vous tenait au courant de ce sur quoi elle travaillait ?
— Un peu. Elle disait être sur un très gros projet en ce moment, sans entrer dans les détails.
— Quel genre de projet ?
— Un livre. En tout cas, c’est pour ça qu’elle est revenue dans la région.
— Comment ça ?
— Stephanie déborde d’ambition. Elle rêve d’être un écrivain célèbre, et elle y arrivera. Elle gagnait sa vie à côté en travaillant pour un journal littéraire jusqu’en septembre dernier… le nom m’échappe…
— Oui, acquiesçai-je, la Revue des lettres new-yorkaises.
— Voilà, c’est ça. Mais ce n’était vraiment qu’un à-côté pour payer ses factures. Quand elle a été licenciée, elle a dit vouloir revenir dans les Hamptons pour être au calme et pouvoir écrire. Je me souviens qu’un jour elle m’a dit : « Si je suis ici, c’est pour écrire un livre. » Je pense qu’elle avait besoin de temps et de calme, ce qu’elle a trouvé ici. Et puis sinon, pourquoi aurait-elle accepté un boulot de pigiste dans un journal local ? Je vous le dis, c’est une ambitieuse. Elle vise la lune. Si elle est venue à Orphea, c’est qu’il y a une bonne raison. Peut-être qu’elle n’arrivait pas à se concentrer dans l’agitation de New York. Les écrivains qui se mettent au vert, on voit ça souvent, non ?