— Où est le bureau de Newton ? demandai-je.
— C’est le premier à côté de celui de Stephanie.
J’appuyai sur le bouton de démarrage de l’ordinateur, sachant qu’il ne pouvait plus y avoir d’empreintes exploitables dessus puisqu’il avait été utilisé entre-temps. L’écran s’alluma :
— Il a allumé un premier ordinateur, dis-je. Il a vu le nom s’afficher et a compris que ce n’était pas le bon. Il a alors allumé le deuxième et le nom de Stephanie s’est affiché. Il n’a pas eu besoin de chercher plus loin.
— Ce qui prouve que c’est quelqu’un d’étranger à la rédaction qui a fait ça, intervint Michael, rassuré.
— Ça veut surtout dire que le cambriolage a eu lieu dans la nuit de lundi à mardi, repris-je. Soit la nuit de la disparition de Stephanie.
— La disparition de Stephanie ? répéta Michael, intrigué. Que voulez-vous dire par la disparition ?
Pour toute réponse, je lui demandai :
— Michael, pourriez-vous m’imprimer tous les articles que Stephanie a écrits depuis son arrivée au journal ?
— Bien entendu. Mais allez-vous me dire ce qui se passe, capitaine ? Est-ce que vous pensez qu’il est arrivé quelque chose à Stephanie ?
— Je le crois, lui confiai-je. Et je pense que c’est grave.
En quittant la rédaction, nous tombâmes sur le chef Gulliver et le maire d’Orphea, Alan Brown, qui discutaient de la situation sur le trottoir. Le maire me reconnut immédiatement. On aurait dit qu’il venait de voir un fantôme.
— Vous ici ? s’étonna-t-il.
— J’aurais aimé vous revoir dans d’autres circonstances.
— Quelles circonstances ? demanda-t-il. Que se passe-t-il ? Depuis quand la police d’État se déplace-t-elle pour un vulgaire cambriolage ?
— Vous n’avez pas autorité pour agir ici ! ajouta le chef Gulliver.
— Il y a eu une disparition dans cette ville, chef Gulliver, et les disparitions sont du ressort de la police d’État.
— Une disparition ? s’étrangla le maire Brown.
— Il n’y a pas de disparition ! s’écria le chef Gulliver, exaspéré. Vous n’avez pas le moindre élément, capitaine Rosenberg ! Avez-vous appelé le bureau du procureur ? Vous devriez l’avoir déjà fait si vous êtes si sûr de vous ! Peut-être que je devrais leur passer un coup de fil ?
Je ne répondis rien et m’en allai.
Cette nuit-là, à 3 heures du matin, la centrale des pompiers d’Orphea fut avertie d’un incendie au 77 Bendham Road, l’adresse de Stephanie Mailer.
DEREK SCOTT
30 juillet 1994, le soir du quadruple meurtre.
Il était 20 heures 55 lorsque nous arrivâmes à Orphea. Nous avions traversé Long Island en un temps record.
Nous débouchâmes sirène hurlante à l’angle de la rue principale qui était fermée en raison de la première du festival de théâtre. Un véhicule de la police locale, qui stationnait là, nous ouvrit la route à travers le quartier de Penfield. Le quartier était complètement bouclé, envahi par des véhicules d’urgence venus de toutes les villes voisines. Des bandes de police avaient été tirées autour de Penfield Lane, derrière lesquelles se massaient les curieux qui affluaient depuis la rue principale pour ne pas rater une miette du spectacle.
Jesse et moi étions les premiers enquêteurs de la Criminelle sur les lieux. C’est Kirk Harvey, le chef de la police d’Orphea, qui nous accueillit.
— Je suis le sergent Derek Scott, police d’État, me présentai-je en brandissant mon badge, et voici mon adjoint, l’inspecteur Jesse Rosenberg.
— Je suis le chef Kirk Harvey, nous salua le policier, visiblement soulagé de pouvoir passer la main à quelqu’un. Je ne vous cache pas que je suis complètement dépassé. On n’a jamais eu affaire à un truc pareil. Il y a quatre morts. Une vraie boucherie.
Des policiers couraient dans tous les sens, criant des ordres et des contre-ordres. J’étais de fait l’officier le plus gradé sur place et décidai de prendre la situation en main.
— Il faut fermer toutes les routes, intimai-je au chef Harvey. Mettez des barrages en place. Je demande des renforts de la police de l’autoroute et de toutes les unités de police d’État disponibles.
À vingt mètres de nous, gisait le corps d’une femme, en vêtements de sport, qui baignait dans son sang. Nous nous approchâmes d’elle lentement. Un policier se tenait en faction à proximité, s’efforçant de ne pas regarder.
— C’est son mari qui l’a trouvée. Il est dans une ambulance, juste là-bas, si vous voulez l’interroger. Mais le plus épouvantable c’est à l’intérieur, nous dit-il en désignant la maison à côté de laquelle nous nous trouvions. Un gamin et sa mère…
Nous nous dirigeâmes aussitôt vers la maison. Nous voulûmes couper en passant par le gazon et nous nous retrouvâmes les chaussures dans quatre centimètres d’eau.
— Merde, pestai-je, j’ai les pieds trempés, je vais en mettre partout. Pourquoi est-ce qu’il y a toute cette flotte ici ? Ça fait des semaines qu’il n’a pas plu.
— Une conduite de l’arrosage automatique qui a sauté, sergent, m’indiqua depuis la maison un policier en faction. On est en train d’essayer de couper l’eau.
— Surtout ne touchez à rien, ordonnai-je. On laisse tout en l’état tant que la brigade scientifique n’est pas intervenue. Et mettez-moi des bandes de police des deux côtés de la pelouse pour que les gens passent sur les dalles. Je ne veux pas que toute la scène de crime soit contaminée par de la flotte.
Je m’essuyai les pieds tant bien que mal sur les marches des escaliers du porche. Puis nous pénétrâmes dans la maison : la porte avait été défoncée à coups de pied. Droit devant nous, dans le couloir, une femme étendue par terre, criblée de balles. À côté d’elle, une valise ouverte et à moitié remplie. À droite, un petit living-room dans lequel il y avait le corps d’un garçon d’une dizaine d’années mort par balles et qui s’était effondré dans les rideaux, comme s’il avait été fauché avant d’avoir pu se cacher. Dans la cuisine, un homme d’une quarantaine d’années couché sur le ventre, étalé dans une flaque de sang : il s’était fait abattre en cherchant à fuir.
L’odeur de mort et de tripes était insoutenable. Nous ressortîmes rapidement de la maison, livides et choqués par ce que nous venions de voir.
Bientôt, on nous appela dans le garage du maire. Des policiers avaient trouvé d’autres valises dans le coffre de la voiture. Le maire et sa famille étaient visiblement sur le point de s’en aller.
La nuit était chaude et le jeune maire-adjoint Brown était en sueur dans son costume : il descendait la rue principale aussi vite qu’il le pouvait, se frayant un passage parmi la foule. Il avait quitté le théâtre aussitôt qu’on l’avait prévenu des évènements et avait décidé de rejoindre Penfield Crescent à pied, convaincu qu’il irait plus vite en marchant qu’en voiture. Il avait raison : le centre-ville, noir de monde, était impraticable. À l’angle de la rue Durham, des habitants, informés d’une inquiétante rumeur, l’aperçurent et l’encerclèrent pour avoir des nouvelles : il ne répondit même pas et se mit à courir comme un dératé. Il bifurqua à droite à la hauteur de Bendham Road et continua jusqu’à une zone résidentielle. Il passa d’abord dans des rues désertes aux maisons éteintes. Puis, il perçut l’agitation au loin. À mesure qu’il approchait, il voyait s’intensifier un halo de lumières et les crépitements des gyrophares des véhicules d’urgence. La foule des badauds grandissait. Certains l’interpellaient, mais il les ignora et ne s’arrêta pas. Il se fraya un chemin jusque devant les bandes de police. Le chef-adjoint Ron Gulliver, l’apercevant, le laissa aussitôt passer. Alan Brown fut d’abord dépassé par la scène : le bruit, les lumières, un corps recouvert d’un drap blanc sur le trottoir. Il ne savait pas où se diriger. Il vit alors avec soulagement le visage familier de Kirk Harvey, le chef de la police d’Orphea, avec qui Jesse et moi étions en train de parler.