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Mes grands-parents avaient les réflexes de ceux qui avaient connu la faim. Au restaurant, Grand-mère vidait systématiquement le panier de pain dans son sac à main. Grand-père demandait aussitôt au serveur qu’il le remplisse, et Grand-mère poursuivait son entreprise de stockage. Avez-vous eu des grands-parents à qui, au restaurant, le serveur disait : « À partir de maintenant, nous allons devoir vous facturer le pain si vous en demandez encore » ? Moi, oui. Et la scène qui s’ensuivait était encore plus gênante. « C’est de la merde ! » lui assénait Grand-mère de sa bouche sans dents. « Bande de petits cons ! » surenchérissait Grand-père en lui lançant des tranches de pain au visage.

L’essentiel des conversations que ma mère avait avec ses parents consistait en des « Arrêtez maintenant ! » ou « Tenez-vous correctement ! » ou des « Je vous en supplie, ne me faites pas honte ! » ou encore « Faites au moins un effort devant Jesse ! » Souvent, quand nous rentrions de chez eux, maman me disait qu’elle avait honte de ses parents. Moi je ne trouvais rien à leur reprocher.

Notre déménagement à Rego Park avait impliqué que je change d’école. Quelques semaines après mon arrivée dans le nouvel établissement scolaire, un de mes camarades de classe décréta : « Tu t’appelles Jesse… comme Jessica ! » Il ne fallut pas un quart d’heure pour que mon nouveau surnom se propage. Et toute la journée, je dus endurer des sobriquets tels que « Jesse la fille ! » ou « Jessica la nana ! ».

Ce jour-là, meurtri par les humiliations, je rentrai de l’école en pleurant.

— Pourquoi tu pleures ? me demanda sèchement Grand-père en me voyant franchir l’entrée de sa maison. Les hommes qui pleurent, ce sont des filles.

— Mes copains d’école m’appellent Jessica, me lamentai-je.

— Eh bien tu vois, ils ont raison.

Grand-père me conduisit à la cuisine où Grand-mère était en train de préparer mon goûter.

— Pourquoi il pleurniche celui-là ? demanda Grand-mère à Grand-père.

— Parce que ses copains le traitent de fillette, expliqua Grand-père.

— Pfft ! les hommes qui pleurent, c’est des filles, décréta Grand-mère.

— Ah ! tu vois ! me dit Grand-père. Au moins tout le monde est d’accord.

Comme mon désarroi ne passait pas, mes grands-parents me firent alors part de quelques-unes de leurs bonnes suggestions :

— Frappe-les ! me conseilla Grand-mère. Ne te laisse pas faire !

— Ouais, frappe-les ! approuva Grand-père en fouillant dans le frigidaire.

— Maman m’interdit de me battre, précisai-je pour qu’ils envisagent une riposte plus digne. Peut-être que vous pourriez aller parler à ma maîtresse ?

— Parler, c’est de la merde ! trancha Grand-mère.

— Bande de petits cons ! ajouta Grand-père qui avait déniché de la viande fumée dans le frigo.

— Frappe ton grand-père dans le bide, m’ordonna alors Grand-mère.

— Ouais, viens me frapper dans le bide ! s’enthousiasma Grand-père, postillonnant des morceaux de la viande froide qu’il mâchait goulûment.

Je refusai catégoriquement.

— Si tu ne le fais pas, c’est que t’es une fillette ! me prévint Grand-père.

— Tu préfères frapper Grand-père ou être une fillette ? me demanda Grand-mère.

Face à un tel choix, j’avais dit préférer être une fillette plutôt que faire du mal à Grand-père, et mes grands-parents se mirent à m’appeler « Fillette » pour le reste de l’après-midi.

Le lendemain, de retour chez eux, un cadeau m’attendait sur la table de la cuisine. Pour Jessica, était-il écrit sur un autocollant rose. Je défis l’emballage et trouvai une perruque blonde de petite fille.

— Désormais, tu porteras cette perruque et nous t’appellerons Jessica, m’expliqua Grand-mère, hilare.

— Je ne veux pas être une fillette, protestai-je tandis que Grand-père me la mettait sur la tête.

— Alors prouve-le, me défia Grand-mère. Si tu n’es pas une fillette, tu seras capable de sortir les commissions du coffre de la voiture et de les ranger dans le frigo.

Je m’empressai de m’exécuter. Mais une fois que ce fut fait, réclamant de pouvoir enlever ma perruque et retrouver ma dignité de garçon, Grand-mère considéra que ce n’était pas assez. Il lui fallait une autre preuve. Je demandai aussitôt un autre défi, que je relevai brillamment encore, mais à nouveau, Grand-mère ne fut pas convaincue. Ce n’est qu’après deux jours passés à ranger le garage, préparer le semainier de Grand-père, ramener les vêtements du pressing — que je dus payer avec mon argent de poche —, faire la vaisselle qui traînait et cirer toutes les chaussures de la maison que je compris que Jessica n’était qu’une petite fille prisonnière, esclave de ma grand-mère.

La délivrance vint d’un épisode qui se déroula au supermarché où nous nous rendîmes dans la voiture de mes grands-parents. En arrivant sur le parking, Grand-père, qui conduisait comme un pied, emboutit sans gravité le pare-chocs d’une voiture qui reculait. Lui et Grand-mère sortirent constater les dégâts, pendant que je restais sur la banquette arrière.

— Bande de petits cons ! hurla Grand-père à la conductrice du véhicule qu’il venait d’emboutir et à son mari qui en inspectait sa carrosserie.

— Surveillez votre langage, s’agaça la conductrice, sinon j’appelle les flics.

— C’est de la merde ! intervint Grand-mère qui avait le sens de l’à-propos.

La femme au volant redoubla d’excitation, et s’en prit à son mari qui ne disait rien et se contentait de passer un doigt mollasson sur la griffure zébrant le pare-chocs pour voir s’il était abîmé ou s’il s’agissait d’une salissure.

— Alors, Robert, l’apostropha-t-elle, dis quelque chose, bon sang !

Des curieux s’arrêtèrent avec leurs caddies pour observer la scène tandis que le Robert en question regardait sa femme sans prononcer le moindre mot.

— Madame, suggéra Grand-père à la conductrice, regardez donc dans la boîte à gants si vous n’y trouvez pas les couilles de votre mari.

Le Robert se redressa et, levant un poing menaçant :

— Pas de couilles ? Moi, pas de couilles ? gueula-t-il.

Le voyant prêt à frapper mon grand-père, je descendis illico de la voiture, toujours avec ma perruque sur la tête. « Touchez pas à mon grand-père ! » ordonnai-je à Robert, qui, dans l’agitation, se laissa abuser par ma tignasse blonde et me répondit :

— Elle veut quoi, la petite fille ?

C’en était trop. Allaient-ils comprendre enfin que je n’étais pas une petite fille ?

— Tiens, voilà tes couilles ! lui criai-je de ma voix d’enfant en lui envoyant un sublime coup de poing bien placé qui le fit s’effondrer par terre.

Grand-mère m’attrapa, me jeta sur la banquette arrière de notre voiture et s’y engouffra avec moi, tandis que Grand-père, déjà installé sur le siège conducteur, démarrait en trombe. « Bande de petits cons ! », « C’est de la merde ! » entendirent encore les témoins qui relevèrent l’immatriculation de la voiture de Grand-père avant d’appeler la police.