Cet incident eut plusieurs mérites. L’un d’entre eux fut l’arrivée d’Ephram et Becky Jenson dans ma vie. Ils étaient les voisins de mes grands-parents et je les avais aperçus occasionnellement. Je savais que Becky faisait parfois des courses pour Grand-mère et qu’Ephram rendait de menus services à Grand-père quand, par exemple, le changement d’une ampoule impliquait des exercices d’équilibriste. Je savais aussi qu’ils n’avaient pas d’enfants parce qu’un jour Grand-mère leur avait demandé :
— Vous n’avez pas d’enfants ?
— Non, avait répondu Becky.
— C’est de la merde ! lui avait dit Grand-mère, compatissante.
— Je suis bien d’accord avec vous.
Mais c’est peu après l’incident des couilles de Robert et notre retour précipité du supermarché, que ma relation avec eux débuta pour de bon, lorsque la police frappa à la porte de mes grands-parents.
— Quelqu’un est mort ? demanda Grand-père aux deux policiers sur le palier de la porte.
— Non, monsieur. Par contre, il semblerait que vous et une petite fille ayez été impliqués dans un incident sur le parking du centre commercial de Rego.
— Sur le parking du centre commercial ? répéta Grand-père d’un ton outré. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas de toute ma vie !
— Monsieur, une voiture immatriculée à votre nom et correspondant à celle garée devant votre maison a été formellement identifiée par plusieurs témoins après qu’un homme a été agressé par une petite fille blonde.
— Il n’y a pas de petite fille blonde ici, assura Grand-père.
N’étant pas au courant de ce qui se passait, je vins à la porte pour voir à qui parlait Grand-père, avec ma perruque sur la tête.
— Voilà la petite fille ! s’écria le collègue du policier qui parlait.
— Je ne suis pas une petite fille ! m’écriai-je en prenant une grosse voix.
— Touchez pas à ma Jessica ! hurla Grand-père en faisant bloc de son corps dans l’encadrement de la porte.
C’est à ce moment-là que le voisin de mes grands-parents, Ephram Jenson, entra en scène. Alerté par les cris, il rappliqua aussitôt et brandit une plaque de policier. Je ne saisis pas ce qu’il raconta aux deux autres agents, mais je compris qu’Ephram était un policier important. Il lui suffit d’une phrase pour que ses confrères présentent leurs excuses à Grand-père et s’en aillent.
À partir de ce jour-là, Grand-mère, qui avait une certaine peur de l’autorité et des uniformes depuis Odessa, éleva Ephram au rang de Juste. Et, pour le remercier, elle confectionna chaque vendredi après-midi un délicieux gâteau au fromage dont elle avait le secret, qui parfumait la cuisine à mon retour de l’école mais dont je savais que je n’aurais pas droit à la moindre part. Le gâteau prêt et emballé, Grand-mère me disait : « Va vite le leur porter, Jesse. Cet homme, c’est notre Raoul Wallenberg ! » Je me présentais chez les Jenson et, en leur tendant le gâteau, je devais impérativement leur dire : « Mes grands-parents vous remercient de nous avoir sauvé la vie. »
À force d’aller chez les Jenson chaque semaine, ils se mirent à m’inviter à entrer et à rester un peu. Becky me disait que le gâteau était énorme et qu’ils n’étaient que deux, et malgré mes protestations, elle en découpait une part que je mangeais dans leur cuisine avec un verre de lait. Je les aimais beaucoup : Ephram me fascinait et je trouvais en Becky l’amour d’une mère qui me manquait, ne voyant pas assez la mienne. Puis Becky et Ephram me proposèrent bientôt de les accompagner les week-ends à Manhattan, pour nous promener, ou visiter des expositions. Ils me sortaient de chez mes grands-parents. Quand ils sonnaient à la porte et qu’ils demandaient à ma grand-mère si je pouvais les accompagner, j’étais traversé par un immense sentiment de joie.
Quant à la petite fille blonde qui donnait des coups de poing dans les coucougnettes, on ne la retrouva jamais. C’est ainsi que Jessica disparut pour toujours et que je n’eus plus besoin de porter cette affreuse perruque. Parfois, dans des moments d’égarement, Jessica resurgissait dans l’esprit de Grand-mère. En plein repas de famille, alors que nous étions une vingtaine autour de la table, elle déclarait soudain :
— Jessica est morte sur un parking de supermarché.
Il s’ensuivait en général un long silence. Puis un cousin osait demander :
— Qui était Jessica ?
— Sûrement une histoire de la guerre, murmurait un autre.
Tout le monde prenait alors un ton grave et un long silence planait dans la pièce, parce qu’on ne parlait jamais d’Odessa.
Après l’affaire des couilles de Robert, Grand-père considéra que j’étais désormais bel et bien un garçon, et même un garçon courageux et, pour me féliciter, il m’emmena une après-midi dans l’arrière-boutique d’une boucherie casher où un vieillard originaire de Bratislava donnait des cours de boxe. Le vieux était l’ancien boucher — le magasin était désormais tenu par ses fils — et il occupait ses journées en donnant aux petits-enfants de ses amis des leçons gratuites de pugilat, qui consistaient essentiellement à nous faire cogner sur des carcasses rassies au rythme du récit, dans une langue teintée d’un accent lointain, de la finale du championnat de boxe de Tchécoslovaquie en 1931.
C’est ainsi que je découvris que tous les après-midi, à Rego Park, une poignée de vieux bonshommes, sous le prétexte fallacieux de vouloir passer du temps avec leurs petits-enfants, s’enfuyaient du foyer conjugal pour venir à la boucherie. Ils s’installaient sur des chaises en plastique, emmitouflés dans leurs manteaux, buvant du café noir et fumant, pendant qu’une horde d’enfants un peu apeurés tapaient dans des quartiers de viande suspendus au plafond. Et lorsque nous n’en pouvions plus, nous écoutions, assis par terre, les histoires du vieillard de Bratislava.
Pendant des mois, je passai mes fins de journée à boxer à la boucherie, et ce dans le plus grand secret. Il se disait que j’avais peut-être un don pour la boxe et la rumeur rameutait chaque jour une horde de vieux grands-pères aux mille odeurs qui s’agglutinaient dans le froid de la salle pour m’observer, partageant des conserves de produits de l’Est qu’ils se tartinaient sur du pain noir. Je les entendais m’encourager : « Vas-y, mon gars ! », « Cognes-y ! Cognes-y fort ! », et Grand-père, débordant de fierté, répétait à qui voulait l’entendre : « C’est mon petit-fils. »
Grand-père m’avait fortement conseillé de ne rien dire à ma mère de notre nouvelle occupation, et je savais qu’il avait raison. Il avait remplacé la perruque par une tenue de sport flambant neuve que je gardais chez lui et que Grand-mère me lavait tous les soirs pour qu’elle soit propre le lendemain.
Pendant des mois, ma mère ne se douta de rien. Jusqu’à cet après-midi d’avril qui vit le service d’hygiène de la ville ainsi que la police faire une descente dans l’insalubre boucherie après une vague d’intoxications. Je me souviens de la tête incrédule des inspecteurs en débarquant dans l’arrière-boutique, où les dévisageaient une bande de gamins en tenue de boxe et une horde de vieillards, fumant et toussant, le tout dans une odeur âcre de transpiration mêlée à celle des cigarettes.
— Vous vendez la viande après que les gamins ont tapé dessus ? interrogea l’un des policiers qui ne pouvait pas y croire.
— Ben ouais, répondit naturellement le vieillard de Bratislava. C’est bon pour la bidoche, ça l’attendrit. Et attention : ils se lavent les mains avant leur cours.