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— C’est pas vrai, pleurnicha un enfant, on ne se lave pas les mains avant !

— Toi, tu es viré du club de boxe ! cria sèchement le vieillard de Bratislava.

— C’est un club de boxe ou une boucherie ? demanda en se grattant le crâne un flic qui n’y comprenait rien.

— Un peu des deux, répondit le vieillard de Bratislava.

— La pièce n’est même pas réfrigérée, se scandalisait un contrôleur du service d’hygiène en prenant des notes.

— Il fait froid dehors et on garde les fenêtres ouvertes, s’entendit-il répondre.

La police avait prévenu ma mère. Mais celle-ci, coincée à son travail, avait appelé le voisin Ephram, qui avait débarqué aussitôt et m’avait ramené à la maison.

— Je vais rester avec toi jusqu’au retour de ta mère, m’avait-il dit.

— Qu’est-ce que tu es comme policier ? lui avais-je alors demandé.

— Je suis inspecteur à la Criminelle.

— Un inspecteur important ?

— Oui. Je suis capitaine.

J’en avais été très impressionné. Puis je lui avais fait part de mon inquiétude :

— J’espère que Grand-père n’aura pas d’ennuis avec la police.

— Avec la police, non, me répondit-il d’un sourire réconfortant. Par contre, avec ta mère…

Ainsi que l’avait pressenti Ephram, maman passa des jours entiers à crier contre Grand-père au téléphone : « Papa, tu deviens complètement fou ! » Elle lui disait que j’aurais pu me blesser, ou m’intoxiquer. Ou je ne sais quoi. Moi, j’étais enchanté : Grand-père, de mémoire bénie, m’avait emmené sur le chemin de la vie. Et il n’allait pas s’arrêter là puisque, après m’avoir initié à la boxe, il allait faire surgir dans ma vie, tel un magicien, Natasha.

Cela se produisit quelques années plus tard, alors que je venais d’avoir dix-sept ans. J’avais, à cette époque, transformé la grande chambre du sous-sol de chez mes grands-parents en une salle de musculation où j’avais entassé des haltères et accroché un sac de sable. Je m’y entraînais tous les jours. Un jour, au milieu des vacances d’été, Grand-mère m’annonça : « Débarrasse ta merde du sous-sol. On a besoin de la place. » Comme je demandais les raisons de mon éviction, Grand-mère m’expliqua qu’ils accueillaient généreusement une cousine éloignée venue du Canada. Généreusement, mon œil ! Ils lui réclamaient certainement un loyer. En guise de compensation, ils me proposèrent de me réinstaller dans le garage où je pourrais continuer mes séances de gymnastique dans les odeurs d’huile et la poussière. Je maudis pendant les jours qui suivirent cette vieille cousine grosse et puante qui me volait mon espace et que j’imaginais déjà le menton poilu, les sourcils épais, les dents jaunâtres, la bouche malodorante, et vêtue de fripes datant de l’époque soviétique. Pire encore : le jour de son arrivée, je dus aller la chercher à la gare de Jamaica, dans le Queens, où elle arrivait de Toronto par le train.

Grand-père me força à emporter une pancarte à son nom, en cyrillique.

— Je ne suis pas son chauffeur ! m’énervai-je. Tu ne veux pas que je mette une casquette tant que tu y es ?

— Sans pancarte, tu ne la retrouveras jamais !

Je partis furieux, avec la pancarte malgré tout, mais en jurant que je ne l’utiliserais pas.

Arrivé dans le hall de la gare de Jamaica, noyé dans la foule des voyageurs, et après avoir abordé quelques vieilles affolées qui n’étaient pas la cousine dégueulasse, je fus bien obligé de m’en remettre à mon ridicule morceau de carton.

Je me souviens du moment où je la vis. Cette fille aux yeux rieurs, dans la vingtaine, aux fines boucles sublimes et aux dents éclatantes qui se planta devant moi et lut mon panneau.

— Tu tiens ton panneau à l’envers, me dit-elle.

Je haussai les épaules.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? T’es la police des panneaux ?

— Tu ne parles pas russe ?

— Non, répondis-je en tournant le panneau dans le bon sens.

— Krassavtchik, me nargua la fille.

— T’es qui, toi ? finis-je par demander, énervé.

— Je suis Natasha, me sourit-elle. C’est mon nom sur ton panneau.

Natasha venait d’entrer dans ma vie.

*

À partir du jour où Natasha débarqua chez mes grands-parents, c’est notre existence à tous qui fut chamboulée. Celle que j’avais imaginée vieille et affreuse se révélait être une jeune femme fascinante et merveilleuse, venue suivre une école de cuisine à New York.

Elle bouscula nos habitudes. Elle annexa le salon où personne ne mettait les pieds et s’y installait après ses cours, pour lire ou réviser ses cours. Elle se lovait dans le canapé avec une tasse de thé, allumait des bougies parfumées qui donnaient à l’air une odeur délicieuse. Cette pièce jusqu’alors lugubre devint celle où tout le monde voulait être. Quand je rentrais du lycée, j’y trouvais Natasha, le nez dans ses classeurs, et, installés dans des fauteuils face à elle, Grand-mère et Grand-père qui buvaient du thé et la contemplaient en totale admiration.

Quand elle n’était pas dans le salon, elle cuisinait. À toute heure du jour ou de la nuit. La maison s’emplissait d’odeurs que je n’avais jamais connues. Il y avait sans cesse des plats en préparation, le frigo ne désemplissait plus. Et quand Natasha cuisinait, mes grands-parents, assis à leur petite table, l’observaient avec passion en se gavant des plats qu’elle déposait devant eux.

De la pièce du sous-sol qui devint sa chambre, elle fit un petit palais confortable, tapissé de couleurs chaudes et dans lequel brûlait en permanence de l’encens. Elle y passait ses week-ends à dévorer des montagnes de livres. Je descendais souvent jusqu’à sa porte, intrigué par ce qui se passait à l’intérieur de la pièce, mais sans jamais oser frapper. C’est finalement Grand-mère qui me rudoyait, me voyant traîner dans la maison : « Ne reste pas là à ne rien faire, me disait-elle en me mettant entre les mains un plateau chargé d’un samovar fumant et de biscuits à peine sortis du four. Sois accueillant avec notre invitée et porte-lui ça, veux-tu ? »

Je m’empressais de descendre avec mon précieux chargement et Grand-mère me regardait faire en souriant, attendrie, sans que j’aie remarqué qu’elle avait mis deux tasses sur le plateau.

Je frappais à la porte de sa chambre et, en entendant la voix de Natasha qui me disait d’entrer, mon cœur doublait sa cadence.

— Grand-mère t’a préparé du thé, disais-je timidement en entrouvrant sa porte.

— Merci, Krassavtchik, me souriait-elle.

Elle était le plus souvent sur son lit à avaler des piles de livres. Après avoir docilement déposé le plateau sur une table basse devant un petit canapé, je restais en général debout, un peu emprunté.

— Tu rentres ou tu sors ? me demandait-elle alors.

Dans ma poitrine, mon cœur battait la chamade.

— Je rentre.

Je m’installais à côté d’elle. Elle nous servait le thé, puis elle roulait un joint et je regardais avec fascination ses doigts aux ongles vernis faire rouler le papier à cigarette dont elle léchait ensuite le bord de la pointe de sa langue pour le coller.

Sa beauté m’aveuglait, sa douceur me faisait fondre, son intelligence me subjuguait. Il n’y avait pas un sujet dont elle ne pouvait parler, pas un livre qu’elle n’ait lu. Elle connaissait tout sur tout. Et surtout, pour mon plus grand bonheur et contrairement à ce qu’affirmaient mes grands-parents, elle n’était pas vraiment une cousine, ou alors fallait-il remonter un bon siècle en arrière pour nous trouver un ancêtre commun.