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Au fil des semaines puis des mois, la présence de Natasha fit naître une animation totalement nouvelle dans la maison de mes grands-parents. Elle jouait aux échecs avec Grand-père, avait avec lui d’interminables conversations sur la politique et devint la mascotte de la bande des vieillards de la boucherie, désormais exilée dans un café de Queens Boulevard, avec qui elle s’exprimait directement en russe. Elle accompagnait Grand-mère faire des courses, l’aidait à la maison. Elles cuisinaient ensemble, et Natasha s’avéra une cuisinière hors pair.

La maison s’animait souvent des conversations téléphoniques que Natasha avait avec ses cousines — des vraies — disséminées à travers le globe. Elle me disait parfois : « Nous sommes comme les pétales d’un pissenlit, rond et magnifique, et le vent a soufflé chacun de nous sur des coins différents de la terre. » Elle était pendue au téléphone, que ce soit celui de sa chambre, celui du hall ou celui de la cuisine avec son cordon extensible, et elle babillait dans le combiné pendant des heures, dans toutes sortes de langues et à toute heure du jour et de la nuit, décalage horaire oblige. Il y avait la cousine de Paris, celle de Zürich, celle de Tel-Aviv, celle de Buenos Aires. Elle parlait tantôt anglais, tantôt français, tantôt hébreu, tantôt allemand, mais la plupart du temps c’était le russe qui prenait le dessus.

Les appels devaient coûter des sommes astronomiques mais Grand-père ne disait rien. Au contraire. Souvent, sans qu’elle le sache, il décrochait le combiné dans une autre pièce et écoutait, passionné, la conversation. Je m’installais à côté de lui et il me traduisait à voix basse. C’est ainsi que je compris qu’elle parlait souvent de moi à ses cousines, elle disait que j’étais beau et merveilleux et que mes yeux brillaient. « Krassavtchik, m’expliqua un jour Grand-père après l’avoir entendue m’interpeller ainsi, ça veut dire beau garçon. »

Puis ce fut Halloween.

Ce soir-là, lorsque le premier groupe d’enfants sonna à la porte pour réclamer des bonbons et que Grand-mère se précipita pour ouvrir avec un seau d’eau glacée, Natasha tonna :

— Que fais-tu, Grand-mère ?

— Rien, répondit piteusement Grand-mère, stoppée dans son élan, avant de ramener son seau à la cuisine.

Natasha, qui avait préparé des saladiers remplis de bonbons multicolores, en donna un à chacun de mes grands-parents et les envoya ouvrir la porte. Les enfants, heureux, poussant des cris excités, se servirent à pleines mains avant de disparaître dans la nuit. Et mes grands-parents, les regardant détaler, s’écrièrent gentiment : « Joyeux Halloween, les enfants ! »

À Rego Park, Natasha était comme une tornade d’ondes positives et de créativité. Quand elle n’était pas en cours ni en train de cuisiner, elle faisait des photos dans le quartier, ou allait à la bibliothèque municipale. Elle laissait sans cesse des mots derrière elle pour avertir mes grands-parents de ce qu’elle faisait. Elle laissait parfois un mot sans raison, juste pour dire bonjour.

Un jour que je rentrais du lycée, ma grand-mère, me voyant franchir la porte de la maison, s’écria en me pointant d’un doigt menaçant :

— Où étais-tu, Jessica ?

Grand-mère, quand elle était très fâchée contre moi, m’appelait parfois Jessica.

— Au lycée, Grand-mère, répondis-je. Comme tous les jours.

— Tu n’as pas laissé de mot !

— Pourquoi j’aurais laissé un mot ?

— Natasha laisse toujours un mot.

— Mais vous savez que les jours de semaine je suis au lycée ! Où voulez-vous que je sois ?

— Bande de petits cons ! déclara Grand-père qui passait la porte de la cuisine en tenant un pot de concombres en saumure.

— C’est de la merde ! lui répondit Grand-mère.

L’un des grands bouleversements provoqués par la présence de Natasha était que Grand-père et Grand-mère avaient cessé de jurer, du moins en sa présence. Grand-père avait également arrêté de fumer ses ignobles cigarettes roulées pendant les repas et je découvris même que mes grands-parents pouvaient se tenir convenablement à table et y avoir des conversations intéressantes. Pour la première fois, je vis Grand-père avec des chemises neuves. (« C’est Natasha qui les a achetées, elle dit que les miennes étaient trouées »). Et je vis même Grand-mère avec des barrettes dans les cheveux (« C’est Natasha qui m’a coiffée. Elle m’a dit que j’étais jolie »).

Quant à moi, Natasha m’initia à ce que je n’avais jamais connu : la littérature, l’art. Elle m’ouvrit les yeux sur le monde. Nos sorties, c’étaient les librairies, les musées, les galeries. Souvent, le dimanche, nous prenions le métro jusqu’à Manhattan : nous allions visiter un musée, le Met, le MoMA, le Muséum d’histoire naturelle, le Whitney. Ou alors nous allions dans des cinémas déserts et décrépis voir des films dans des langues que je ne comprenais pas. Mais je m’en fichais : je ne regardais pas l’écran, je la regardais, elle. Je la dévorais des yeux, infiniment troublé par ce bout de femme, totalement excentrique, totalement extraordinaire, totalement érotique. Elle vivait les films : elle s’emportait contre les acteurs, pleurait, s’agaçait, pleurait encore. Et la séance terminée, elle me disait : « C’était beau, hein ? » et moi je répondais que je n’avais rien compris. Elle riait, elle disait qu’elle allait tout m’expliquer. Et elle m’emmenait alors dans le café le plus proche, considérant que je ne pouvais rester sur une incompréhension, et me racontait le film depuis le début. En général, je ne l’écoutais pas. J’étais comme suspendu à ses lèvres. J’étais en adoration devant elle.

Puis nous allions dans les librairies — c’était une époque où les librairies fleurissaient encore à New York — et Natasha y achetait des piles de livres, puis nous retournions dans sa chambre, chez mes grands-parents. Elle me forçait à lire, elle s’allongeait contre moi, roulait un joint et fumait tranquillement.

Un soir de décembre, alors qu’elle avait la tête posée sur mon torse pendant que je devais lire un essai sur l’histoire de la Russie pour avoir osé lui poser une question sur le partage des anciennes Républiques soviétiques, elle tâta mes abdominaux.

— Comment ton corps peut-il être si dur ? me demanda-t-elle en se redressant.

— J’en sais rien, répondis-je. J’aime faire du sport.

Elle tira longuement sur son joint avant de le déposer dans un cendrier.

— Enlève ton t-shirt ! m’ordonna-t-elle soudain. J’ai envie de te voir pour de vrai.

Je lui obéis sans réfléchir. Je sentais mon cœur résonner dans tout mon corps. Je me tins torse nu devant elle, elle scruta dans la pénombre mon corps sculpté, posa une main sur mes pectoraux et la fit glisser le long de mon torse, m’effleurant du bout des doigts.

— Je crois que j’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau, me dit Natasha.

— Moi ? Je suis beau ?

Elle éclata de rire :

— Évidemment, idiot !

Je lui dis alors :

— Je ne me trouve pas très beau.

Elle eut ce sourire magnifique, et cette phrase, qui reste aujourd’hui encore gravée dans ma mémoire :

— Les gens beaux ne se trouvent jamais beaux, Jesse.

Elle me contempla en souriant. J’étais fasciné par elle et paralysé par l’indécision. Finalement, au comble de la nervosité et me sentant obligé de briser le silence, je bredouillai :