— Et donc vous ressassez ça depuis vingt ans ? demanda Derek.
— Oui.
— Et quelles ont été vos conclusions ?
— Aucune. D’un côté, l’accident de moto et, de l’autre, Meghan. C’est tout ce que j’avais.
— Vous pensez que Meghan enquêtait sur l’accident de moto de Jeremiah Fold et aurait été tuée pour cela ?
— Je n’en sais rien. J’ai inventé ça pour la pièce. Je me disais que ça faisait une bonne première scène. Est-ce qu’il y a vraiment un lien entre Meghan et l’accident ?
— C’est bien le problème, répondis-je. Nous sommes persuadés comme vous qu’il y a un lien entre la mort de Meghan et la mort de Jeremiah Fold, mais il semble qu'il n'y ait aucun lien entre Meghan et Jeremiah.
— Vous voyez, soupira Kirk, il y a vraiment quelque chose de bizarre.
Kirk Harvey était loin d’être le metteur en scène déjanté et insupportable de ces deux dernières semaines. Pourquoi alors avoir endossé ce rôle ? Pourquoi cette pièce sans queue ni tête ? Pourquoi ces extravagances ? Comme je lui posais la question, il me répondit, comme si c’était une évidence :
— Mais pour exister, Rosenberg ! Pour exister ! Pour attirer l’attention ! Pour qu’on me regarde enfin ! Je me suis dit que je ne trouverais jamais la solution à cette enquête. J’étais au fond du trou. Vivant dans une caravane, sans famille, sans amis. N’impressionnant que des acteurs désespérés en leur faisant miroiter une gloire qui ne viendrait jamais. Qu’allais-je devenir ? Quand Stephanie Mailer est venue me voir à Los Angeles en juin, j’ai eu l’espoir de terminer ma pièce. Je lui ai raconté tout ce que je savais, pensant qu’elle ferait de même.
— Stephanie savait donc que c’était Meghan Padalin qui était visée ?
— Oui. Ça, c’est moi qui le lui ai révélé.
— Alors, que savait-elle ?
— Je l’ignore. Quand elle a compris que je ne connaissais pas le coupable, elle a voulu repartir aussitôt. Elle m’a dit : « Je n’ai pas de temps à perdre. » J’ai exigé d’elle qu’elle partage au moins les informations en sa possession, mais elle a refusé. Nous avons eu une petite dispute au Beluga Bar. En voulant la retenir j’ai attrapé son sac qui s’est vidé par terre. Ses documents d’enquête, son briquet, son porte-clés avec cette grosse boule jaune ridicule. Je l’ai aidée à ramasser ses affaires, essayant d’en profiter pour lire ses notes. Mais sans succès. Et puis, tu es venu à ton tour, gentil Rosenberg. J’avais d’abord l’intention de ne rien te révéler : je n’allais pas me faire avoir deux fois. Et puis je me suis dit que c’était peut-être ma dernière chance de retourner à Orphea et jouer en ouverture du festival.
— Sans véritable pièce de théâtre ?
— Je voulais juste mon quart d’heure de gloire. C’était tout ce qui comptait. Et je l’ai eu. Pendant deux semaines on a parlé de moi. J’étais le centre de l’attention, j’étais dans les journaux, j’ai dirigé des acteurs dont j’ai fait ce que j’ai voulu. J’ai mis le grand critique Ostrovski en slip et je l’ai fait hurler en latin, lui qui avait dit tant de mal de ma prestation en 1994. Puis j’ai fait pareil avec cette ordure de Gulliver, qui m’avait tant humilié en 1994. Il fallait le voir lui aussi, à moitié nu avec un carcajou empaillé entre les mains. Je me suis vengé, j’ai été respecté. J’ai vécu.
— Mais expliquez-moi, Kirk : la fin du spectacle, ce n’était que des pages blanches. Pourquoi ?
— Je n’étais pas inquiet. Je pensais que vous alliez trouver le coupable avant la première. Je comptais sur vous. Je me serais contenté d’annoncer son identité déjà connue et je me serais plaint de ce que vous ayez tout gâché.
— Mais nous ne l’avons pas retrouvé.
— J’avais donc prévu que Dakota reste en suspens, et j’aurais fait la Danse des morts encore. J’aurais humilié Ostrovski et Gulliver pendant des heures. Ça aurait même pu être une pièce sans fin, qui aurait duré jusqu’au milieu de la nuit. J’étais prêt à tout.
— Mais vous seriez passé pour un idiot, fit remarquer Anna.
— Pas autant que le maire Brown. Son festival serait tombé à l’eau, les gens auraient exigé le remboursement de leurs billets. Il aurait perdu la face, et sa réélection aurait été compromise.
— Donc tout ça c’était pour lui faire du tort ?
— Tout ça, c’était pour ne plus être seul. Parce qu’au fond, La Nuit noire, c’est ma solitude abyssale. Mais tout ce que j’ai réussi à faire, c’est nuire à des gens. Et maintenant, à cause de moi, cette merveilleuse jeune Dakota est entre la vie et la mort.
Il y eut un instant de silence. Je finis par dire à Kirk :
— Vous aviez raison sur toute la ligne. Nous avons retrouvé votre pièce de théâtre. Le maire Gordon la gardait dans un coffre à la banque. À l’intérieur, sous forme de code, est écrit le nom de Jeremiah Fold, l’homme mort à moto. Il y a donc bien un lien entre Jeremiah, le maire Gordon et Meghan Padalin. Vous aviez tout compris, Kirk. Vous aviez toutes les pièces du puzzle en main. À présent, il faut simplement les emboîter ensemble.
— Laissez-moi vous aider, supplia Kirk. Ce sera ma réparation.
J’acquiesçai.
— À condition de vous tenir correctement.
— C’est promis, Jesse.
Nous voulions d’abord comprendre ce qui avait pu se passer la veille au soir au Grand Théâtre.
— J’étais à côté de la scène, je regardais Dakota, nous dit Kirk. Il y avait Alice Filmore et Jerry Eden à côté de moi. Soudain il y a eu les coups de feu. Dakota s’est effondrée. Jerry et moi nous sommes précipités vers elle, bientôt rejoints par Charlotte.
— Avez-vous vu d’où les coups de feu sont partis ? demanda Derek. Du premier rang ? Du bord de la scène ?
— Aucune idée. La salle était plongée dans l’obscurité et nous avions les projecteurs braqués sur nous. En tout cas, le tireur était côté public, c’est certain, puisque Dakota a été touchée au niveau de la poitrine et qu’elle faisait face à la salle. Ce que je ne m’explique pas, c’est qu’une arme ait pu être introduite dans la salle. Les mesures de sécurité étaient tellement drastiques.
Pour tenter de répondre à cette question, et avant d’interroger les autres membres de la troupe, nous nous réunîmes avec le major McKenna, Montagne et le maire Brown dans une salle de conférences pour faire un premier point de la situation.