— Donc on a un preneur d’otages et trois otages ?
— Oui, me confirma mon chef. Aucune idée de l’identité du braqueur. On sait juste qu’il s’agit d’un homme.
— Ça dure depuis combien de temps ? demandai-je.
— Depuis trois heures maintenant. La situation commence à devenir critique. Le preneur d’otages exige que nous nous tenions en retrait, nous n’avons aucun visuel, et le négociateur engagé n’arrive à rien. Pas même un contact téléphonique. C’est la raison pour laquelle je t’ai demandé de venir. Je me suis dit que tu arriverais peut-être à quelque chose. Je suis désolé de t’avoir dérangée en congé.
— Vous en faites pas, chef, je suis là pour ça.
— Ton mari va vraiment me détester.
— Bah, ça lui passera. Comment voulez-vous procéder ?
Il n’y avait pas mille options : en l’absence d’une liaison téléphonique, je devais aller nouer le contact en personne en m’approchant de la bijouterie. Je n’avais encore jamais rien fait de tel.
— Je sais que c’est une première pour toi, Anna, me dit mon chef. Si tu ne te sens pas capable de le faire, je comprendrais très bien.
— Je vais le faire, lui assurai-je.
— Tu seras nos yeux, Anna. Tout le monde est branché sur ton canal. Il y a des tireurs d’élite dans les étages du bâtiment d’en face. Si tu vois quelque chose, dis-le pour qu’ils puissent modifier leur position si besoin.
— Très bien, répondis-je en ajustant mon gilet pare-balles.
Mon chef voulait que je mette mon casque balistique, mais je refusai. On ne pouvait pas nouer le contact avec un casque sur la tête. Je sentais l’adrénaline faire accélérer mon cœur. J’avais peur. J’avais envie d’appeler Mark mais je me retins. Je voulais juste entendre sa voix, pas entendre des commentaires désobligeants.
Je passai un cordon de sécurité et m’avançai seule, un mégaphone à la main, dans la rue déserte. Un silence total régnait. Je m’arrêtai à une dizaine de mètres de la bijouterie. Je m’annonçai à travers le haut-parleur.
Après quelques instants, un homme en veste de cuir noir, une cagoule sur la tête, apparut à la porte : il tenait en joue l’une des filles avec un revolver. Elle avait les yeux bandés et du ruban adhésif sur la bouche.
Il exigea que tout le monde dégage et qu’on le laisse partir. Il faisait corps avec son otage et bougeait sans cesse de façon à compliquer le travail des tireurs d’élite. J’entendais dans mon oreillette mon chef donner l’autorisation de l’abattre, mais les tireurs d’élite ne parvenaient pas à verrouiller leur cible. Le braqueur observa rapidement la rue et les alentours, sans doute pour examiner ses options de fuite, puis disparut à l’intérieur de la bijouterie.
Quelque chose clochait, mais ça ne me frappa pas tout de suite. Pourquoi s’était-il montré ? Il était seul : pourquoi prendre le risque de se faire tirer dessus au lieu de donner ses exigences par téléphone ?
Il s’écoula encore une vingtaine de minutes, lorsque soudain la porte de la bijouterie s’ouvrit brusquement : la fille apparut alors à nouveau, les yeux bandés et bâillonnée. Aveugle, elle avançait pas à pas, en tâtonnant du bout du pied, je pouvais entendre ses gémissements. Je voulus m’approcher d’elle mais soudain, le braqueur en veste de cuir et cagoulé apparut dans l’encadrement de la porte, avec une arme dans chaque main.
Je lâchai mon mégaphone et dégainai mon arme pour braquer l’homme.
— Posez vos armes ! lui intimai-je.
Caché par le renfoncement de la vitrine, il n’était pas encore visible des tireurs d’élite.
— Anna, que se passe-t-il ? me demanda mon chef à la radio.
— Il est en train de sortir, répondis-je. Abattez-le, si vous l’avez en visuel.
Les tireurs m’annoncèrent n’avoir encore aucun visuel. Je continuai de le braquer avec mon arme, le viseur dans l’axe de sa tête. La fille se tenait à quelques mètres de lui. Je ne comprenais pas ce qu’il fabriquait. Soudain il se mit à remuer avec ses deux armes et fit un mouvement brusque dans ma direction. J’appuyai sur la détente. La balle atteignit l’homme en pleine tête et il s’effondra.
La détonation résonna dans mes oreilles. Mon champ de vision se rétrécit. Ma radio se mit à crépiter. Aussitôt des équipes d’intervention surgirent derrière moi. Je repris mes esprits. La fille fut immédiatement mise à l’abri, tandis que je pénétrais dans la bijouterie à la suite d’une colonne d’agents casqués et armés jusqu’aux dents. Nous découvrîmes la deuxième fille étendue au sol, ligotée, bâillonnée, un bandeau sur les yeux, mais saine et sauve. Nous l’évacuâmes à son tour, avant de poursuivre notre fouille des lieux à la recherche du bijoutier. Nous le découvrîmes enfermé dans son bureau, après que nous en eûmes défoncé la porte. Il était étendu au sol : les mains liées par un collier de serrage en plastique de type Serflex, du ruban adhésif sur la bouche et les yeux. Je le délivrai et il se contorsionna en se tenant le bras gauche. Je crus d’abord qu’il était blessé mais je compris qu’il était en train de faire une crise cardiaque. Je fis venir immédiatement des secours et dans les minutes qui suivirent le bijoutier fut emmené à l’hôpital, tandis que de leur côté les filles étaient prises en charge par des médecins.
Devant la bijouterie, des policiers s’activaient autour du corps étendu sur le bitume. Je les rejoignis. Et j’entendis soudain l’un de mes collègues s’étonner :
— Est-ce que je rêve ou il a les revolvers scotchés à ses mains ?
— Mais… ce sont des armes factices, ajouta l’un d’eux.
Nous retirâmes la cagoule qui lui masquait le visage : un épais morceau de ruban adhésif était collé sur sa bouche.
— Qu’est-ce que cela signifie ? m’écriai-je.
En proie à un doute terrible, j’attrapai mon téléphone et tapai le nom du bijoutier dans le moteur de recherche. La photo qui s’afficha sur mon écran me laissa totalement atterrée.
— Putain, me dit l’un de mes collègues en regardant mon écran, il ressemble drôlement au bijoutier.
— Mais c’est le bijoutier ! hurlai-je.
L’un des policiers me demanda alors :
— Si ce type est le bijoutier, où est le preneur d’otages ?
Voilà pourquoi le braqueur avait pris le risque de sortir se montrer. Pour que je l’associe à une cagoule et à une veste en cuir. Il avait ensuite forcé le bijoutier Sabar à les mettre, lui avait collé les armes aux mains avec du ruban adhésif et l’avait obligé à sortir, le menaçant de s’en prendre à sa deuxième fille. Puis il s’était précipité dans le bureau, et s’y était enfermé, avant de se passer les mains dans le collier de serrage, et de se coller du ruban adhésif sur la bouche et les yeux, pour qu’on le prenne pour le bijoutier, puis d’être évacué, les poches pleines de bijoux, vers un hôpital.
Son plan avait marché à la perfection : lorsque nous débarquâmes en force à l’hôpital où il venait d’être conduit pour sa prétendue crise cardiaque, il avait mystérieusement disparu de la salle d’examen. Les deux policiers qui l’avaient accompagné aux urgences, attendaient dans le couloir en discutant distraitement et n’avaient aucune idée d’où il était passé.
Le braqueur ne fut jamais ni identifié, ni retrouvé. Moi, j’avais abattu un innocent. J’avais commis le pire pour un membre d’une unité spéciale : j’avais tué un otage.
Tout le monde m’assura que je n’avais pas fait d’erreur, qu’ils auraient agi exactement de la même façon. Pourtant, je ne pouvais pas m’empêcher de rejouer cette scène dans ma tête.