— Il ne pouvait pas parler, me répéta mon chef, il ne pouvait pas faire un geste sans agiter ses armes de façon menaçante : il ne pouvait rien faire. Il était condamné.
— Je pense qu’au moment où il s’est agité, c’était pour se mettre au sol en signe de reddition. Si j’avais attendu une seconde de plus avant de tirer, il aurait pu le faire. Il ne serait pas mort aujourd’hui.
— Anna, si ce gars avait été le vrai braqueur devant toi et que tu avais attendu une seconde de plus, tu aurais certainement reçu une balle en pleine tête.
Ce qui m’affectait le plus, c’est que Mark n’arrivait ni à comprendre, ni à compatir. Ne sachant pas comment gérer ma détresse, il se contentait de refaire l’histoire et de répéter : « Bon Dieu, Anna, si tu n’étais pas partie ce soir-là… Tu étais en congé ! Tu n’avais même pas à répondre à ton téléphone ! Mais il faut toujours que tu fasses du zèle… » Je crois qu’il s’en voulait de ne pas m’avoir retenue. Il me voyait triste et désemparée et lui était en colère. J’eus droit à une période de congé, mais je ne savais pas quoi en faire. Je restais chez moi, à broyer du noir. Je me sentais déprimée. Et Mark essayait bien de me changer les idées, il me proposait d’aller me promener, d’aller courir, d’aller au musée. Mais il ne parvenait pas à surmonter cette colère qui le rongeait. À la cafétéria du Metropolitan Museum, alors que nous buvions un cappuccino après une visite, je lui dis :
— Chaque fois que je ferme les yeux, je vois cet homme devant moi, avec ses deux armes à la main. Je ne remarque pas le ruban adhésif autour de ses mains, je ne vois que ses yeux. J’ai l’impression qu’il est terrorisé. Mais il n’obtempère pas. Il y a la fille, devant lui, les yeux bandés…
— Anna, pas ici, on est venus se changer les idées. Comment tu peux passer à autre chose si tu en parles tout le temps ?
— Mais merde, Mark, m’écriai-je, parce que c’est ma réalité !
Non seulement j’avais élevé la voix, mais dans un geste brusque, j’avais renversé ma tasse. Les clients aux tables alentour nous dévisagèrent. J’étais fatiguée.
— Je vais t’en chercher une autre, me dit Mark d’un ton conciliant.
— Non, ce n’est pas la peine… Je crois que j’ai besoin de marcher. J’ai besoin d’être un peu seule. Je vais aller faire un tour dans le parc, je te retrouverai à la maison.
Je comprends avec le recul que le problème de Mark est qu’il ne voulait pas en parler. Mais je ne cherchais ni son avis, ni son approbation : je voulais simplement que quelqu’un m’écoute alors que lui voulait faire comme s’il ne s’était rien passé, ou alors comme si tout était oublié.
Il fallait que je puisse parler librement. Sur les conseils de la psychologue de la brigade, j’en parlai avec mes collègues. Ils se montrèrent tous très attentifs : j’allai boire un verre avec certains, d’autres m’invitèrent à dîner chez eux. Ces sorties me firent du bien, mais malheureusement Mark se mit en tête que j’avais une aventure avec l’un de mes coéquipiers.
— C’est marrant, me dit-il, tu es toujours de bonne humeur quand tu rentres de tes soirées. Ça change de la tête que tu tires quand tu es avec moi.
— Mark, t’es pas sérieux, je suis juste allée boire un café avec un collègue. Il est marié et père de deux enfants.
— Ah, ça me rassure de savoir qu’il est marié ! Parce que les hommes mariés ne trompent jamais leur femme ?
— Mark, ne me dis pas que tu es jaloux ?
— Anna, tu fais la tête toute la journée quand tu es avec moi. Tu ne souris que quand tu sors toute seule. Et je ne te parle même pas de la dernière fois qu’on a baisé ensemble !
Je n’ai pas su expliquer à Mark qu’il se faisait des films. Ou alors, ne lui ai-je pas assez dit que je l’aimais ? En tous les cas, je suis coupable de l’avoir négligé, d’avoir trop pensé à ce qui m’encombrait l’esprit et de l’avoir délaissé. Il a fini par aller chercher l’attention dont il manquait auprès de l’une de ses collègues, qui n’attendait que ça. Tout le bureau l’a su, et donc moi aussi. Le jour où je l’ai appris, je suis partie vivre chez Lauren.
Puis il y eut la période des regrets de Mark, de ses justifications, de ses supplications. Il fit amende honorable auprès de mes parents, qui se mirent à plaider sa cause après qu’il eut déballé toute notre vie dans leur salon.
— Anna, quand même, me dit ma mère, quatre mois sans relations sexuelles.
— Mark t’a parlé de ça ? demandai-je horrifiée.
— Oui, et il a pleuré.
Je crois que le plus difficile n’était pas l’égarement de Mark. Mais que, dans mon esprit, l’homme séduisant et protecteur, celui qui sauvait des vies dans les restaurants et charmait les assemblées, était désormais un pleurnichard qui se plaignait auprès de ma mère de la rareté de nos rapports. Je savais que quelque chose s’était brisé, et finalement, courant juin 2013, il finit par accepter de divorcer.
J’étais fatiguée de New York, fatiguée par la ville, sa chaleur, sa taille, son bruit incessant et ses lumières qui ne s’éteignaient jamais. J’avais envie d’aller m’établir ailleurs, j’avais envie de changement, et le hasard voulut alors que je tombe dans la Revue des lettres new-yorkaises, à laquelle j’étais abonnée, sur un article consacré à Orphea :
Connaissez-vous ce joyau nommé Orphea, niché dans les Hamptons ? Petite ville paradisiaque où l’air semble plus pur et la vie plus douce que nulle part ailleurs, et qui accueille chaque année un festival de théâtre dont la production principale est toujours pointue et de qualité. […]
La ville elle-même vaut le déplacement. La rue principale est un bijou de quiétude. Ses cafés et ses restaurants sont délicieux et attirants, les commerces attrayants. Tout ici est dynamique et plaisant. […] Si vous le pouvez, logez au Palace du Lac, sublimissime hôtel légèrement en dehors de la ville, bordé par un lac somptueux et une forêt enchanteresse. On se croirait dans un décor de film. Le personnel est aux petits soins, les chambres spacieuses et décorées avec goût, le restaurant raffiné. Difficile de quitter cet endroit une fois qu’on y a goûté.
Je pris quelques jours de congé au moment du festival, je réservai une chambre au Palace du Lac et je me rendis à Orphea. L’article n’avait pas menti : j’y découvris, aux portes de New York, un monde merveilleux et protégé. Je me serais bien vu y habiter. Je me laissai charmer par ses petites rues, son cinéma, sa librairie. Orphea me paraissait l’endroit rêvé pour changer de vie et de décor.
Un matin, alors que j’étais assise sur un banc de la marina, contemplant l’océan, il me sembla apercevoir au loin le souffle d’une baleine remontée à la surface. Je ressentis le besoin de partager ce moment avec quelqu’un, je pris pour témoin un joggeur qui passait par là.
— Que se passe-t-il ? me demanda-t-il.
— Une baleine, il y a une baleine là-bas !
C’était un bel homme, dans la cinquantaine.
— On en voit souvent, me dit-il, visiblement amusé de mon excitation.
— C’est la première fois que je viens ici, lui expliquai-je.