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Ce matin-là, au centre régional de la police d’État, le major nous convoqua, Derek et moi, en présence du procureur adjoint.

— Je vais devoir avertir Sylvia Tennenbaum de la situation, nous dit-il. Le bureau du procureur va ouvrir une procédure. Je voulais que vous soyez prévenus.

— Merci, major, lui dis-je. Nous comprenons.

— Sylvia Tennenbaum pourrait envisager non seulement des poursuites contre la police, expliqua le procureur adjoint, mais également des poursuites contre vous.

— Qu’il soit coupable ou pas d’un quadruple meurtre, Ted Tennenbaum avait engagé une course-poursuite avec la police. Rien de tout cela ne serait jamais arrivé s’il avait obtempéré.

— Mais Derek a volontairement heurté son véhicule et l’a précipité par-dessus le pont, condamna le procureur adjoint.

— Nous essayions de l’intercepter ! s’éleva Derek.

— Il y avait d’autres moyens, objecta le procureur adjoint.

— Ah bon ? s’agaça Derek. Lesquels ? Vous me semblez expert en poursuite ?

— Nous ne sommes pas là pour vous accabler, assura le major. J’ai repris le dossier : tout menait à Ted Tennenbaum. Il y avait la camionnette de Tennenbaum vue sur les lieux du crime quelques instants avant les meurtres, le mobile du chantage opéré par le maire, corroboré par les transactions bancaires, l’acquisition par Tennenbaum d’une arme de même type que celle employée pour les meurtres et le fait qu’il était un tireur entraîné. Ça ne pouvait être que lui !

— Et pourtant, soupirai-je, chacune de ces preuves a été démontée depuis.

— Je le sais bien, Jesse, regretta le major. Mais n’importe qui se serait planté. Vous n’êtes coupables de rien. Malheureusement, je crains que Sylvia Tennenbaum ne se contente pas de cette explication et enclenche toutes les procédures possibles pour obtenir réparation.

Pour notre enquête, en revanche, cela signifait aussi que la boucle était en train de se boucler. En 1994, l’assassin de Meghan Padalin avait également éliminé les Gordon, témoins malheureux. Parce que Derek et moi avions suivi la piste erronée des Gordon, avant qu’un faisceau de preuves nous convainquent de la culpabilité de Ted Tennenbaum, le véritable meurtrier avait pu dormir sur ses deux oreilles pendant vingt ans. Jusqu’à ce que Stephanie rouvre l’enquête, poussée par Ostrovski, qui avait un doute depuis toujours puisqu’il avait vu que ce n’était pas Tennenbaum qui était au volant de sa camionnette. À présent que les pistes convergeaient vers lui, le meurtrier éliminait ceux qui pourraient le démasquer. Il avait commencé avec les Gordon, il avait ensuite éliminé Stephanie, puis Cody, puis il avait voulu faire taire Dakota. Le meurtrier était là, sous nos yeux, à portée de main. Il nous fallait agir intelligemment et vite.

Notre entretien avec le major McKenna terminé, nous profitâmes d’être au centre régional de la police d’État pour faire un crochet par le bureau du docteur Ranjit Singh, le médecin légiste, qui était également un expert en profils criminels. Il s’était penché sur le dossier d’enquête, pour nous aider à mieux cerner la personnalité du meurtrier.

— J’ai pu minutieusement étudier les différents éléments de l’enquête, nous dit le docteur Singh. Tout d’abord, je pense que vous avez affaire à un individu de sexe masculin. D’abord statistiquement, puisqu’on estime la probabilité du meurtre d’une femme par une autre femme à 2 % seulement. Mais dans notre cas, il y a également des éléments plus concrets : ce côté impulsif, cette porte défoncée chez les Gordon, puis cette famille assassinée sans scrupule. Et puis Stephanie Mailer noyée dans le lac, et Cody Illinois dont le crâne est brisé avec une grande brutalité. Il y a une forme de violence plutôt masculine. D’ailleurs, j’ai vu dans le dossier qu’à l’époque, mes collègues penchaient également pour un homme.

— Donc ça ne peut pas être une femme ? demandai-je.

— Je ne peux rien exclure, capitaine, me répondit le docteur Singh. Il y a déjà eu des cas où des profils de type masculin cachaient en fait un coupable féminin. Mais mon impression du dossier me ferait pencher pour un homme. D’ailleurs, c’est un cas intéressant. Ce n’est pas un profil commun. En général, c’est un psychopathe ou un criminel endurci qui tue autant. Mais si c’était un psychopathe, il n’y aurait pas de causes rationnelles. Or, dans votre affaire, il s’agit de tuer pour des raisons très claires : empêcher la manifestation de la vérité. Ce n’est certainement pas non plus un criminel endurci car quand le meurtrier doit tuer Meghan Padalin, il la rate d’abord. Il est donc nerveux. Finalement il l’abat de plusieurs balles puis lui en tire encore une dans la tête. Il n’est pas dans la maîtrise, il perd le contrôle de lui-même. Et quand il comprend que les Gordon ont pu le voir, il massacre tout le monde. Il casse la porte alors qu’elle est ouverte et tue à bout portant.

— C’est un bon tireur malgré tout, précisa Derek.

— Oui, c’est certainement un tireur entraîné. Pour moi, c’est quelqu’un qui s’est probablement entraîné à tirer pour l’occasion. Il est méticuleux. Mais il perd ses moyens au moment de passer à l’action. Donc pas un tueur de sang froid, mais une personne qui tuerait malgré elle.

— Malgré elle ? m’étonnai-je.

— Oui, quelqu’un qui n’aurait jamais envisagé de tuer, ou qui réprouverait socialement le meurtre, mais qui a dû s’y résoudre, peut-être pour protéger sa réputation, son statut ou éviter la prison.

— Tout de même, intervint Anna, il faut détenir ou se procurer une arme, s’entraîner à tirer, il y a toute une préparation.

— Je n’ai pas dit qu’il n’y avait pas de préméditation, nuança le docteur Singh. Je dis que le meurtrier devait tuer Meghan à tout prix. Ce n’est pas un motif crapuleux, comme un vol. Peut-être savait-elle quelque chose sur lui et qu’il devait la faire taire. Quant au choix du pistolet, c’est justement l’arme par excellence pour quelqu’un qui ne sait pas comment tuer. Il y a une forme de distance, une assurance de tuer. Un seul coup et tout est terminé. Un couteau ne permettrait pas cela, à moins d’égorger la victime, mais ce meurtrier-là n’en serait pas capable. On voit souvent cela dans les suicides : beaucoup de gens trouvent qu'il est plus facile d'utiliser l’arme à feu que de se tailler les veines, se jeter d’un toit d’immeuble ou même prendre des médicaments dont on ne sait pas très bien quel effet ils feront.

Derek demanda alors :

— Si c’est la même personne qui a tué les Gordon, Meghan Padalin, Stephanie et Cody, et qui a également essayé d’assassiner Dakota Eden, alors pourquoi avoir utilisé une arme différente contre Stephanie et Cody ?

— Parce que le meurtrier s’est efforcé jusque-là de brouiller les pistes, expliqua le docteur Singh qui semblait sûr de lui. Le meurtrier a justement voulu qu’on ne puisse pas faire le lien avec les meurtres de 1994. Surtout après avoir réussi à berner tout le monde pendant vingt ans. Je vous le répète : pour moi, vous avez affaire à quelqu’un qui n’aime pas tuer. Il a tué déjà six fois parce qu’il a été pris dans un engrenage, mais ce n’est pas un meurtrier de sang froid, ce n’est pas un tueur en série. C’est un type qui essaie de sauver sa peau au prix de celle des autres. Un assassin malgré lui.

— Mais s’il tue malgré lui, alors pourquoi ne s’est-il pas enfui loin d’Orphea ?

— C’est une option qu’il va envisager, aussitôt qu’il le pourra. Il a vécu pendant vingt ans en pensant que personne ne découvrirait son secret. Il a baissé sa garde. C’est probablement la raison pour laquelle il a pris des risques considérables pour protéger son identité jusqu’à maintenant. Il ne peut donc pas fuir du jour au lendemain : cela le trahirait. Il va essayer de gagner du temps, et trouver une excuse pour quitter la région de façon définitive sans éveiller les soupçons. Un nouvel emploi, ou alors un parent malade. Il faut agir vite. Vous êtes face à un homme intelligent et méticuleux. La seule piste qui puisse vous faire remonter jusqu’à lui est de découvrir qui avait une bonne raison de tuer Meghan Padalin en 1994.