— Non, Jesse, ton idée était merveilleuse. C’est moi qui suis désolée de ma réaction.
Elle s’assit à côté de moi.
— Je n’aurais jamais dû la prendre dans notre voiture ce jour-là, regrettai-je. Tout est ma faute.
— Et moi alors, Jesse ? Je n’aurais jamais dû la faire descendre de voiture. Nous n’aurions jamais dû avoir cette stupide dispute, elle et moi.
— Donc nous nous sentons tous coupables, murmurai-je.
Darla acquiesça d’un mouvement de la tête. Je poursuivis :
— Parfois j’ai l’impression qu’elle est là, avec moi. Quand je rentre à la maison le soir, je me surprends à espérer l’y retrouver.
— Oh, Jesse… elle nous manque à tous. Tous les jours. Mais tu dois aller de l’avant. Tu ne dois plus vivre dans le passé.
— Je ne sais pas si je pourrai un jour réparer cette fissure en moi, Darla.
— Justement, Jesse, la vie sera la réparation.
Darla posa la tête sur mon épaule. Nous restâmes ainsi longtemps à contempler la pierre tombale devant nous.
DEREK SCOTT
13 octobre 1994.
Notre voiture pulvérise la rambarde de sécurité du pont et s’abîme dans la rivière. Au moment de l’impact, tout va très vite. J’ai le réflexe de me détacher et d’ouvrir ma fenêtre, comme on nous l’a appris à l’école de police. Natasha, sur la banquette, crie, terrifiée. Jesse, qui n’avait pas mis sa ceinture, s’est assommé quand sa tête a heurté la boîte à gants.
En quelques secondes, la voiture est envahie d’eau. Je hurle à Natasha de se détacher et de sortir par sa fenêtre. Je comprends que sa ceinture est bloquée. Je me penche sur elle, j’essaie de l’aider. Je n’ai rien pour trancher la ceinture, il faut l’arracher de son socle. Je tire dessus comme un fou. En vain. Nous avons de l’eau aux épaules.
— Occupe-toi de Jesse ! me crie Natasha, je vais y arriver.
J’ai une seconde d’hésitation. Elle crie de nouveau :
— Derek ! Sors Jesse.
L’eau nous arrive au menton. Je m’extrais de l’habitacle par la fenêtre, puis j’attrape Jesse et parviens à le tirer avec moi.
Nous nous enfonçons dans l’eau à présent, la voiture coule vers le fond de la rivière, je retiens ma respiration autant que possible, je regarde par la fenêtre. Natasha, complètement immergée, n’a pas réussi à se détacher. Elle est prisonnière de la voiture. Je n’ai plus d’air. Le poids du corps de Jesse m’entraîne vers le fond. Natasha et moi échangeons un dernier regard. Je n’oublierai jamais ses yeux de l’autre côté de la vitre.
À court d’oxygène, avec l’énergie du désespoir, je parviens à remonter à la surface avec Jesse. Je nage péniblement jusqu’au rivage. Des patrouilles de police arrivent, je vois des policiers qui descendent le long de la berge. Je parviens à les rejoindre, leur confie Jesse, inerte. Je veux retourner chercher Natasha, je repars à la nage vers le milieu de la rivière. Je ne sais même plus à quel endroit exact a coulé la voiture. Je ne vois plus rien, l’eau est boueuse. Je suis en détresse totale. J’entends des sirènes au loin. J’essaie de replonger encore. Je revois les yeux de Natasha, ce regard qui va me hanter toute ma vie.
Et cette question qui allait me poursuivre : si j’avais essayé encore de tirer sur cette ceinture pour l’arracher à son socle au lieu de m’occuper de Jesse comme elle me l’avait demandé, aurais-je pu la sauver ?
3.
L’échange.
Jeudi 31 juillet — Vendredi 1er août 2014
JESSE ROSENBERG
Jeudi 31 juillet 2014
Il nous restait trois jours pour résoudre cette enquête. Le temps était compté et pourtant, ce matin-là, Anna nous donna rendez-vous au Café Athéna.
— C’est vraiment pas le moment de traîner au petit-déjeuner ! pesta Derek, sur la route vers Orphea.
— Je ne sais pas ce qu’elle veut, dis-je.
— Elle n’a rien dit de plus ?
— Rien.
— Et le Café Athéna de surcroît ? C’est vraiment le dernier endroit où j’ai envie de mettre les pieds, vu les circonstances.
Je souris.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Derek.
— T’es de mauvaise humeur.
— Non, je ne suis pas de mauvaise humeur.
— Je te connais comme si je t’avais fait, Derek. Tu es d’une humeur de merde.
— Allez, allez, me pressa-t-il, roule plus vite, je veux savoir ce qu’Anna a derrière la tête.
Il enclencha les gyrophares pour me faire accélérer davantage. J’éclatai de rire.
Lorsque nous arrivâmes enfin au Café Athéna, nous trouvâmes Anna installée à une grande table du fond. Des tasses de café nous attendaient déjà.
— Ah, vous voilà ! s’impatienta-t-elle en nous voyant, comme si nous avions traîné.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
— Je n’ai pas arrêté d’y réfléchir.
— À quoi ?
— À Meghan. C’est clair que le maire voulait se débarrasser d’elle. Elle en savait trop. Peut-être Gordon espérait-il pouvoir rester à Orphea et ne pas avoir à fuir dans le Montana. J’ai essayé de joindre cette Kate Grand, l’amie de Meghan. Elle est en vacances. J’ai laissé un message à son hôtel, j’attends qu’elle me rappelle. Mais peu importe : il n’y a aucun doute, le maire voulait éliminer Meghan, et il l’a fait.
— Sauf qu’il a tué Jeremiah Fold et pas Meghan, rappela Derek, qui ne comprenait pas où Anna voulait en venir.
— Il a fait un échange, dit alors Anna. Il a tué Jeremiah Fold pour le compte d’un autre. Et cet autre a tué Meghan pour lui. Ils ont croisé les meurtres. Et qui avait tout intérêt à tuer Jeremiah Fold ? Ted Tennenbaum, qui ne supportait plus de se faire racketter par lui.
— Mais nous venons de déterminer que Ted Tennenbaum n’était pas coupable, s’agaça Derek. Le bureau du procureur a entamé une procédure officielle pour le réhabiliter.
Anna ne se laissa pas déstabiliser :
— Dans son journal, Meghan raconte que le 1er juillet 1994, le maire Gordon, qui ne met plus les pieds à la librairie, vient pourtant y acheter une pièce de théâtre, dont on sait qu’il l’a déjà lue et qu’il l’a détestée. Ce n’est donc pas lui qui a choisi ce texte, c’est le commanditaire du meurtre de Jeremiah Fold qui a inscrit, en utilisant un code simple, le nom de la victime.
— Pourquoi faire ça ? Ils peuvent aussi se rencontrer.
— Peut-être parce qu’ils ne se connaissent pas. Ou qu’ils ne veulent avoir aucun lien visible. Ils ne veulent pas que la police puisse ensuite remonter jusqu’à eux. Je vous rappelle que Ted Tennenbaum et le maire se détestaient, ça colle donc parfaitement au niveau de l’alibi. Personne n’aurait pu les soupçonner d’être de mèche.
— Et même si tu avais raison, Anna, concéda Derek, comment le maire aurait-il identifié le texte contenant le code ?