— Il aura parcouru les différents livres, répondit Anna qui avait réfléchi à cette question. Ou alors, il l’a corné pour le signaler.
— Tu veux dire corné comme le maire Gordon l’a fait ce jour-là avec le livre de Steven Bergdorf ? demandai-je en me souvenant de la mention que Meghan avait faite dans son journal.
— Exactement, dit Anna.
— Alors il faut impérativement retrouver ce livre, décrétai-je.
Anna acquiesça :
— C’est la raison pour laquelle je vous ai donné rendez-vous ici.
Au même instant, la porte du Café Athéna s’ouvrit : Sylvia Tennenbaum apparut. Elle nous lança, à Derek et moi, un regard furieux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-elle à Anna. Tu ne m’as pas précisé qu’ils seraient là.
— Sylvia, lui répondit Anna d’une voix douce, il faut que nous parlions.
— Il n’y a rien à dire, répliqua sèchement Sylvia Tennenbaum. Mon avocat est sur le point de lancer des poursuites contre la police d’État.
— Sylvia, poursuivit Anna, je pense que ton frère est mêlé au meurtre de Meghan et de la famille Gordon. Et je crois que la preuve se trouve chez toi.
Sylvia resta sonnée par ce qu’elle venait d’entendre.
— Anna, s’offusqua-t-elle, tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ?
— Est-ce que nous pouvons discuter tranquillement, Sylvia ? Il y a quelque chose que je voudrais te montrer.
Sylvia, troublée, accepta de s’asseoir parmi nous. Anna lui fit un résumé de la situation et lui montra les extraits du journal de Meghan Padalin. Elle lui dit ensuite :
— Je sais que tu as repris la maison de ton frère, Sylvia. Si Ted est impliqué, ce livre pourrait s’y trouver et nous avons besoin de mettre la main dessus.
— J’ai fait pas mal de travaux, murmura Sylvia d’un filet de voix. Mais j’ai gardé sa bibliothèque intacte.
— Est-ce que nous pourrions y jeter un coup d’œil ? demanda Anna. Si nous trouvons ce livre, nous aurons la réponse à la question qui nous ronge tous.
Sylvia, après une hésitation qui dura le temps d’une cigarette fumée sur le trottoir, finit par accepter. Nous nous rendîmes donc chez elle. Derek et moi revenions pour la première fois dans la maison de Tennenbaum perquisitionnée vingt ans plus tôt. À l’époque nous n’y avions rien trouvé. La preuve pourtant se trouvait sous nos yeux. Et nous ne l’avions pas vue. Le livre sur le festival. Dont la couverture était toujours cornée. Il était sagement rangé sur un rayonnage, au milieu des grands auteurs américains. Il n’en avait pas bougé depuis tout ce temps.
C’est Anna qui mit la main dessus. Nous nous rapprochâmes autour d’elle et elle en parcourut lentement les pages, qui révélaient des mots soulignés d’un coup de feutre. Comme dans le texte de la pièce de Kirk Harvey retrouvée chez le maire, mises bout à bout, les premières lettres de chacun des mots soulignés formaient un nom :
À l’hôpital Mount Sinai de New York, Dakota, réveillée depuis la veille, montrait des signes de récupération spectaculaires. Le médecin, venu contrôler son état, la trouva en train de dévorer un hamburger apporté par son père.
— Doucement, lui dit-il en souriant, prenez le temps de mâcher.
— J’ai tellement faim, lui répondit Dakota, la bouche pleine.
— Je suis heureux de vous voir comme ça.
— Merci, docteur, il paraît que c’est à vous que je dois d’être encore en vie.
Le médecin haussa les épaules :
— Vous ne le devez qu’à vous-même, Dakota. Vous êtes une battante. Vous vouliez vivre.
Elle baissa les yeux. Le médecin contrôla le pansement sur sa poitrine. On lui avait fait une dizaine de points de suture.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit le médecin. Nous pourrons certainement faire de la chirurgie réparatrice et gommer la cicatrice.
— Surtout pas, lui murmura Dakota. C’est ma réparation.
À 2 000 kilomètres de là, le camping-car des Bergdorf, lancé sur l’autoroute 94, achevait de traverser l’État du Wisconsin. Ils se trouvaient à proximité de Minneapolis lorsque Steven s’arrêta dans une station-service pour faire le plein.
Les enfants firent quelques pas autour du véhicule pour se dégourdir les jambes. Tracy descendit à son tour et rejoignit son mari.
— Allons visiter Minneapolis, proposa-t-elle.
— Ah non, s’agaça Steven, tu ne vas pas commencer à changer tout le programme !
— Quel programme ? Je voudrais profiter du voyage pour montrer quelques villes aux enfants. Tu as refusé de t’arrêter à Chicago hier, et maintenant tu ne veux pas aller à Minneapolis. Quel est le but de ce voyage, Steven, si on ne s’arrête nulle part ?
— Nous allons au parc de Yellowstone, ma chérie ! Si on commence à s’arrêter tout le temps, on ne va jamais y arriver.
— Tu es pressé ?
— Non, mais on a dit Yellowstone, on n’a pas dit Chicago, ou Minneapolis, ou je ne sais quel bled. J’ai hâte de voir cette nature unique. Les enfants seront drôlement déçus si on traîne.
Les enfants justement accoururent vers leurs parents en hurlant :
— Papa, maman, la voiture pue ! cria l’aînée en se tenant le nez.
Steven se précipita vers la voiture, terrifié. Les relents d’une odeur épouvantable commençaient effectivement à s’échapper du coffre.
— Une mouffette ! s’écria-t-il. Ça alors, on a écrasé une mouffette ! Ah, mais putain de merde !
— Ne sois pas si vulgaire, Steven, le réprimanda Tracy. Ce n’est pas très grave.
— Putain de merde ! répéta le fils amusé.
— Toi, tu vas en prendre une ! hurla sa mère, excédée.
— Allez, tout le monde à l’intérieur du camping-car, dit Steven en rangeant le pistolet de la pompe à essence alors que le plein n’était pas terminé. Les enfants, ne vous approchez plus de la voiture, c’est compris ? Il peut y avoir plein de maladies. L’odeur peut durer des jours et des jours. Ça va puer comme jamais. Ah, c’est affreux ce que ça pue, comme une odeur de mort ! Saloperie de mouffette !
À Orphea, nous nous rendîmes à la librairie de Cody afin de reconstituer ce qui avait pu s’y passer le 1er juillet 1994, selon le journal de Meghan. Nous avions proposé à Michael et Kirk de se joindre à nous : ils pourraient nous aider à y voir plus clair.
Anna se plaça derrière le comptoir, comme si elle était Meghan. Kirk, Michael et moi jouâmes le rôle des clients. Derek, lui, se mit devant le présentoir des livres de la région, qui se trouvait dans une partie légèrement à l’écart du magasin. Anna avait pris avec elle l’article de l’Orphea Chronicle de la fin juin 1994, qu’elle avait retrouvé la veille de la mort de Cody. Elle étudia la photo de Cody devant le présentoir et nous dit :
— À l’époque, le présentoir se trouvait dans un débarras séparé par une cloison. Cody appelait même ça « la pièce des auteurs locaux ». Ce n’est que plus tard que Cody a fait abattre le mur pour gagner de l’espace.
— Donc à l’époque, depuis le comptoir, personne ne pouvait voir ce qui se passait dans la salle, constata Derek.