— Exactement, lui répondit Anna. Personne n’aurait dû remarquer ce qui se manigançait dans cette salle le 1er juillet 1994. Mais Meghan épiait les faits et gestes du maire. Elle devait se méfier de sa présence ici, lui qui n’avait pas remis les pieds dans la librairie depuis des mois, et elle l’a gardé à l’œil, remarquant ainsi son manège.
— Donc ce jour-là, dit Kirk Harvey, dans le secret de l’arrière-boutique, Tennenbaum et le maire Gordon ont chacun noté le nom de celui dont ils voulaient se débarrasser.
— Deux ordres d’exécution, murmura Michael.
— Voilà pourquoi Cody a été tué, dit Anna. Il avait sans doute côtoyé le meurtrier à la librairie et aurait fini par l’identifier. Le meurtrier a peut-être eu peur que Meghan lui ait parlé à l’époque de l’étrange scène dont elle avait été témoin.
Je considérai que l’hypothèse tenait parfaitement la route. Mais Derek, lui, était encore dubitatif.
— Quelle est la suite de ta théorie, Anna ? demanda-t-il.
— L’échange a lieu le 1er juillet. Jeremiah est tué le 16 juillet. Pendant deux semaines, Gordon a espionné ses habitudes. Il a compris qu’il rentrait tous les soirs du Ridge’s Club par la même route. Finalement, il passe à l’action. Mais c’est un pied nickelé. Il ne tue pas de sang-froid, il percute Jeremiah, et le laisse sur le bord de la route alors qu’il n’est même pas mort. Il ramasse ce qu’il peut, il s’enfuit, il panique, il revend sa voiture le lendemain, prenant le risque d’être dénoncé par le garagiste. C’est une improvisation totale. Le maire Gordon ne tue Jeremiah que parce qu’il veut se débarrasser de Meghan avant qu’elle le dénonce et le fasse plonger. C’est un meurtrier malgré lui.
Il y eut un instant de silence.
— Soit, dit Derek. Partons du principe que tout cela tient la route et que le maire Gordon a tué Jeremiah Fold. Qu’en est-il de Meghan ?
— Ted Tennenbaum venait l’espionner à la librairie, poursuivit Anna. Elle mentionne ses passages dans son journal. C’est un client régulier. Il aura entendu lors d’un de ses passages qu’elle n’irait pas à la première du festival et il a décidé de la tuer pendant son jogging, alors que toute la ville serait massée sur la rue principale. Sans témoin.
— Il y a un problème dans ton hypothèse, rappela Derek : Ted Tennenbaum n’a pas tué Meghan Padalin. Sans oublier qu’il est mort noyé dans la rivière après notre poursuite et l’arme n’a jamais été retrouvée, jusqu’à ce qu’elle soit réutilisée samedi dernier en plein Grand Théâtre.
— Alors il y a un troisième homme, considéra Anna. Tennenbaum s’est chargé de faire passer le message pour que Jeremiah Fold soit tué, mais cela servait l’intérêt d’une autre personne également. Qui se retrouve aujourd’hui à effacer les traces.
— Le type à la bombe lacrymogène et au tatouage d’aigle, suggérai-je.
— Quel serait son mobile ? demanda Kirk.
— Costico le retrouve grâce à son portefeuille laissé dans la chambre. Et il lui fait passer un très sale moment. Imaginez : Costico devait être furieux de s’être fait humilier sur le parking, devant toutes les prostituées. Il aura voulu se venger de l’homme, en menaçant sa famille et en le transformant en larbin. Mais l’homme au tatouage n’était pas du genre à se laisser faire : il savait que pour retrouver sa liberté, il devait éliminer non pas Costico, mais Jeremiah Fold.
Il fallait à tout prix mettre la main sur Costico. Mais nous avions perdu sa trace. Les avis de recherche n’avaient rien donné. Des collègues de la police d’État avaient interrogé son entourage, mais personne ne s’expliquait qu’il se soit volatilisé, laissant derrière lui argent, téléphone et toutes ses affaires.
— Je crois que votre Costico est mort, dit alors Kirk. Comme Stephanie, comme Cody, comme tous ceux qui auraient pu mener au meurtrier.
— Alors la disparition de Costico est la preuve qu’il est en lien avec le meurtrier. C’est bien l’homme au tatouage d’aigle que nous recherchons.
— C’est vague pour retrouver notre homme, constata Michael. Que sait-on d’autre ?
— C’est un client de la librairie, dit Derek.
— Un habitant d’Orphea, ajoutai-je. Du moins l’était-il à l’époque.
— Il était lié à Ted Tennenbaum, ajouta Anna.
— S’il était autant lié à Tennenbaum que Tennenbaum l’était au maire, dit Kirk, alors on peut ratisser large. À l’époque, tout le monde connaissait tout le monde à Orphea.
— Et il était dans le Grand Théâtre samedi soir, rappelai-je. Voilà le détail qui permettra de le coincer. On a parlé d’un acteur. Ça peut être quelqu’un avec un accès privilégié.
— Alors reprenons la liste à zéro, suggéra Anna en attrapant une feuille de papier.
Elle nota les noms des membres de la troupe.
Charlotte Brown
Dakota Eden
Alice Filmore
Steven Bergdorf
Jerry Eden
Ron Gulliver
Meta Ostrovski
Samuel Padalin
— Tu dois me rajouter, ainsi que Kirk, lui dit Michael. Nous étions là nous aussi. Même si, pour ma part, je n’ai pas un tatouage d’aigle.
Il releva son t-shirt pour découvrir son dos et nous le présenter.
— Moi non plus, je n’ai pas de tatouage ! beugla Harvey qui retira carrément sa chemise.
— Nous avions déjà éliminé Charlotte de la liste des suspects car on recherche un homme, poursuivit Derek. Ainsi qu’Alice et Jerry Eden.
La liste se réduisait donc à quatre noms :
Meta Ostrovski
Ron Gulliver
Samuel Padalin
Steven Bergdorf
— On pourrait également exclure Ostrovski, suggéra Anna. Il n’avait aucun lien avec Orphea, il n’y était venu que pour le festival.
J’acquiesçai :
— Surtout que nous savons, pour les avoir vus en slip, que ni lui ni Gulliver n’ont un tatouage d’aigle dans le dos.
— Alors ils ne sont plus que deux, dit Derek. Samuel Padalin et Steven Bergdorf.
L’étau était en train de se resserrer. Implacablement. Cet après-midi-là, Anna fut contactée par Kate Grand, l’amie de Meghan, qui lui téléphonait depuis son hôtel en Caroline du Nord.
— En lisant le journal de Meghan, lui expliqua Anna, j’ai découvert qu’elle avait eu une liaison avec un homme au début de l’année 1994. Elle dit vous en avoir parlé. Vous souvenez-vous de quelque chose ?
— Meghan a effectivement eu une aventure passionnée. Je n’ai jamais rencontré l’homme en question, mais je me souviens de la façon dont ça s’est terminé : mal.
— C’est-à-dire ?
— Son mari, Samuel, a tout découvert et lui a donné une sacrée raclée. Ce jour-là, elle a débarqué chez moi en chemise de nuit, les joues marquées, la bouche encore en sang. Je l’ai hébergée pour la nuit.
— Samuel Padalin était violent avec Meghan ?
— En tout cas, il l’a été ce jour-là. Elle m’a dit qu’elle avait eu la peur de sa vie. Je lui ai conseillé de porter plainte, mais elle n’en a rien fait. Elle a quitté son amant pour retourner auprès de son mari.
— Samuel l’aurait forcée à rompre et rester avec lui ?
— C’est possible. Après cet épisode, elle s’est montrée distante avec moi. Elle disait que Samuel ne voulait plus qu’elle me fréquente.