Reprenant mon document, je surlignai le dernier numéro composé par Stephanie. Je le dictai à Anna qui l’entra à son tour dans le système.
Elle resta stupéfaite devant le nom qui s’afficha sur l’ordinateur.
— Non, ce doit être une erreur ! me dit-elle, soudain blême.
Elle me demanda de répéter le numéro et frappa frénétiquement le clavier, entrant à nouveau la série de chiffres.
Je m’approchai de l’écran et lus le nom qui s’y affichait :
— Sean O’Donnell. Quel est le problème, Anna ? Tu le connais ?
— Je le connais très bien, répondit-elle, atterrée. C’est un de mes policiers. Sean O’Donnell est un flic d’Orphea.
Le chef Gulliver, en voyant le relevé téléphonique, ne put me refuser d’interroger Sean O’Donnell. Il le fit revenir de patrouille et installer dans une salle d’interrogatoire. Lorsque j’entrai dans la pièce, accompagné d’Anna et du chef Gulliver, Sean se leva à moitié de sa chaise, comme s’il avait les jambes molles.
— Va-t-on me dire ce qui se passe ? exigea-t-il sur un ton inquiet.
— Assieds-toi, lui dit Gulliver. Le capitaine Rosenberg a des questions à te poser.
Il obéit. Gulliver et moi nous assîmes derrière la table, face à lui. Anna se tenait contre le mur, en retrait.
— Sean, lui dis-je, je sais que Stephanie Mailer vous a téléphoné lundi soir. Vous êtes la dernière personne qu’elle ait tenté de joindre. Qu’est-ce que vous nous cachez ?
Sean se prit la tête entre les mains.
— Capitaine, gémit-il, j’ai complètement merdé. J’aurais dû en parler à Gulliver. Je voulais le faire, d’ailleurs ! Je regrette tellement…
— Mais vous ne l’avez pas fait, Sean ! Alors, il faut que vous me disiez tout, maintenant.
Il ne parla qu’après un long soupir :
— Stephanie et moi on est brièvement sortis ensemble. On s’était rencontrés dans un bar, il y a quelque temps. C’est moi qui l’ai abordée et, pour être honnête avec vous, elle n’avait pas l’air très emballée. Elle a finalement accepté que je lui paie un verre, on a discuté un peu, je pensais que ça n’irait pas plus loin. Jusqu’à ce que je lui dise que j’étais flic ici à Orphea : ça a eu l’air de la brancher tout de suite. Elle a immédiatement changé d’attitude et s’est soudain montrée très intéressée par moi. On a échangé nos numéros, on s’est revus quelques fois. Sans plus. Mais les choses se sont subitement accélérées il y a deux semaines. On a couché ensemble. Juste une fois.
— Pourquoi ça n’a pas duré entre vous ? demandai-je.
— Parce que j’ai compris que ce n’était pas moi qui l’intéressais, mais la salle des archives du commissariat.
— La salle des archives ?
— Oui, capitaine. C’était très étrange. Elle m’en avait parlé plusieurs fois. Elle voulait absolument que je l’y emmène. Je pensais qu’elle plaisantait et je lui disais que c’était impossible évidemment. Mais voilà qu’en me réveillant dans son lit il y a quinze jours, elle a exigé que je la conduise à la salle des archives. Comme si je lui devais une contrepartie pour avoir passé la nuit avec elle. J’ai été terriblement blessé. Je suis parti furieux en lui faisant comprendre que je ne voulais plus la voir.
— Tu n’as pas eu la curiosité de savoir pourquoi elle s’intéressait tant à la salle des archives ? demanda le chef Gulliver.
— Bien sûr. Une partie de moi voulait absolument savoir. Mais je ne voulais pas montrer à Stephanie que son histoire m’intéressait. Je me sentais manipulé, et comme elle me plaisait vraiment, ça m’a fait mal.
— Et vous l’avez revue ensuite ? l’interrogeai-je.
— Une seule fois. Samedi dernier. Ce soir-là, elle m’a appelé à plusieurs reprises, mais je n’ai pas répondu. Je pensais qu’elle se lasserait mais elle appelait sans discontinuer. J’étais de service et son insistance était insupportable. Finalement, à bout de nerfs, je lui ai dit de me retrouver en bas de chez elle. Je ne suis même pas sorti de ma voiture, je lui ai dit que si elle me recontactait, je porterais plainte pour harcèlement. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’aide, mais je ne l’ai pas crue.
— Qu’a-t-elle dit exactement ?
— Elle m’a dit qu’elle avait besoin de consulter un dossier lié à un crime commis ici et pour lequel elle avait des informations. Elle m’a dit : « Il y a une enquête qui a été bouclée à tort. Il y a un détail, quelque chose que personne n’a vu à l’époque et qui était pourtant tellement évident. » Pour me convaincre, elle m’a montré sa main et elle m’a demandé ce que je voyais. « Ta main », ai-je répondu. « Ce sont mes doigts qu’il fallait voir. » Avec son histoire de main et de doigts, je me suis dit qu’elle me prenait pour un idiot. Je suis reparti en la laissant plantée dans la rue, me jurant de ne plus jamais me laisser avoir par elle.
— Plus jamais ? demandai-je.
— Plus jamais, capitaine Rosenberg. Je ne lui ai plus parlé depuis.
Je laissai planer un court silence avant d’abattre mon atout :
— Ne nous prenez pas pour des imbéciles, Sean ! Je sais que vous avez parlé avec Stephanie lundi soir, le soir de sa disparition.
— Non, capitaine ! Je vous jure que je ne lui ai pas parlé !
Je brandis le relevé de téléphone et le plaquai devant lui.
— Arrêtez de mentir, c’est écrit ici : vous vous êtes parlé pendant 20 secondes.
— Non, nous ne nous sommes pas parlé ! s’écria Sean. Elle m’a appelé, c’est vrai. Deux fois. Mais je n’ai pas répondu ! Au dernier appel, elle m’a laissé un message sur mon répondeur. Nos téléphones se sont effectivement connectés comme l’indique le relevé, mais nous ne nous sommes pas parlé.
Sean ne mentait pas. En interrogeant son téléphone, nous découvrîmes un message reçu lundi à 22 heures 10, d’une durée de 20 secondes. J’appuyai sur le bouton d’écoute et la voix de Stephanie surgit soudain du haut-parleur du téléphone.
Sean, c’est moi. Je dois absolument te parler, c’est urgent. S’il te plaît… [Pause.] Sean, j’ai peur. J’ai vraiment peur.
Sa voix laissait transparaître une légère panique.
— Je n’ai pas écouté ce message sur le moment. Je pensais que c’était encore ses pleurnicheries. Je l’ai finalement fait mercredi, après que ses parents sont venus au commissariat annoncer sa disparition, expliqua Sean. Et je n’ai pas su quoi faire.
— Pourquoi n’avez-vous rien dit ? demandai-je.
— J’ai eu peur, capitaine. Et je me suis senti honteux.
— Est-ce que Stephanie se sentait menacée ?
— Non… En tout cas, elle n’en a jamais fait mention. C’est la première fois qu’elle disait avoir peur.
J’échangeai un regard avec Anna et le chef Gulliver, puis je demandai à Sean :
— J’ai besoin de savoir où vous étiez et ce que vous faisiez lundi soir vers 22 heures, quand Stephanie a essayé de vous joindre.
— J’étais dans un bar à East Hampton. L’un de mes copains en est le gérant, on était tout un groupe d’amis. On y a passé la soirée. Je vais vous donner tous les noms, vous pouvez vérifier.
Plusieurs témoins confirmèrent la présence de Sean dans le bar en question, de 19 heures jusqu’à 1 heure du matin le soir de la disparition. Dans le bureau d’Anna, j’écrivis sur le tableau magnétique l’énigme de Stephanie : Ce qui était sous nos yeux et que nous n’avons pas vu en 1994.