— Au secours ! les apostropha Ostrovski, ces deux types ne sont pas policiers ! Ce sont des cinglés !
Nous fûmes obligés de nous identifier auprès de la foule en montrant nos plaques et nous entraînâmes Ostrovski à l’intérieur de l’immeuble pour être au calme.
— Je voudrais bien que vous m’expliquiez quelle mouche vous a piqués de penser que j’ai tué tous ces pauvres gens, exigea de savoir Ostrovski.
— Nous avons vu le mur de votre suite, Ostrovski, avec les coupures de journaux et les photos de Meghan.
— La preuve que je n’ai tué personne ! J’essaie de comprendre depuis vingt ans ce qui s’est passé.
— Ou alors vous essayez de couvrir vos traces depuis vingt ans, rétorqua Derek. C’est pour ça que vous avez mandaté Stephanie, hein ? Vous vouliez voir si on pouvait remonter jusqu’à vous, et comme elle était en train d’aboutir, vous l’avez tuée.
— Mais non, enfin ! J’essayais de faire le boulot que vous auriez dû faire en 1994 !
— Ne nous prenez pas pour des imbéciles. Vous étiez le larbin de Jeremiah Fold ! C’est pour ça que vous avez demandé au maire Gordon de vous en débarrasser.
— Je ne suis le larbin de personne ! protesta Ostrovski.
— Arrêtez vos salades, dit Derek. Pourquoi êtes-vous parti si soudainement d’Orphea si vous n’avez rien à vous reprocher ?
— Ma sœur a fait un accident vasculaire cérébral hier. Elle a été opérée en urgence. Je voulais être à son chevet. J’y ai passé la nuit et la journée. Elle est la seule famille qui me reste.
— Quel hôpital ?
— New York Presbyterian.
Derek contacta l’hôpital pour vérifier. Les affirmations d’Ostrovski étaient exactes : il ne nous mentait pas. Je lui ôtai aussitôt ses menottes et lui demandai :
— Pourquoi ce crime vous obsède donc tant ?
— Parce que j’aimais Meghan, bon sang ! s’écria Ostrovski. Est-ce si difficile à comprendre ? Je l’aimais et on me l’a arrachée ! Vous ne pouvez pas savoir ce que ça fait de perdre l’amour de sa vie !
Je le dévisageai longuement. Ses yeux avaient un éclat terriblement triste. Je finis par dire :
— Je ne le sais que trop bien.
Ostrovski était hors de cause. Nous avions perdu un temps et une énergie précieux : il nous restait vingt-quatre heures pour résoudre cette enquête. Si nous ne livrions pas le coupable d’ici lundi matin au major McKenna, c’était la fin de nos carrières de policiers.
Il nous restait deux options : Ron Gulliver et Steven Bergdorf. Puisque nous étions à New York, nous décidâmes de commencer par Steven Bergdorf. Les éléments à charge étaient nombreux : il était l’ancien rédacteur en chef de l’Orphea Chronicle, l’ancien patron de Stephanie, et avait quitté Orphea le lendemain du quadruple meurtre avant de subitement revenir pour participer à la pièce de théâtre censée révéler le nom du coupable. Nous nous rendîmes à son appartement de Brooklyn. Nous tambourinâmes longuement contre sa porte. Personne. Au moment où nous envisagions de la défoncer, le voisin de palier apparut et nous dit :
— Ça sert à rien de taper comme ça, les Bergdorf sont partis.
— Partis ? m’étonnai-je. Quand ça ?
— Avant-hier. Je les ai vus depuis ma fenêtre monter dans un camping-car.
— Steven Bergdorf aussi ?
— Oui, Steven aussi. Avec toute sa famille.
— Mais il n’a pas le droit de quitter l’État de New York, dit Derek.
— Ça, ce n’est pas mon problème, répondit le voisin, pragmatique. Ils sont peut-être allés dans la vallée de l’Hudson.
21 heures au parc national de Yellowstone.
Les Bergdorf étaient arrivés une heure plus tôt et s’installaient dans un camping à l’est du parc. La nuit tombait, il faisait doux. Les enfants jouaient dehors, tandis que Tracy, à l’intérieur du camping-car, avait mis de l’eau à bouillir pour faire cuire des pâtes. Mais elle ne retrouvait pas les spaghettis qu’elle savait avoir achetés.
— Je ne comprends pas, dit-elle à Steven, agacée, il me semble avoir vu quatre paquets hier ?
— Bah, ce n’est pas grave, ma chérie. Je file en acheter, il y a un magasin sur le bord de la route, pas très loin.
— On va bouger le camping-car maintenant ?
— Non, je prends la voiture. Tu vois comme on a bien fait de prendre la voiture. D’ailleurs, je veux voir si je trouve un produit qui puisse nous débarrasser de l’odeur de mouffette écrasée.
— Oh oui, je t’en supplie ! l’y incita Tracy. L’odeur est affreuse. Je ne savais pas qu’une mouffette pouvait puer à ce point.
— Oh, ce sont des animaux terribles ! On se demande pourquoi Dieu les a créés, si ce n’est pour nous enquiquiner.
Steven laissa sa femme et ses enfants et rejoignit la voiture, qu’il avait garée à l’écart. Il sortit du camping et suivit la route principale jusqu’au magasin d’alimentation. Mais il ne s’y arrêta pas. Il poursuivit son chemin en direction des sources de soufre de Badger.
Lorsqu’il arriva sur le parking, tout était désert. Il faisait sombre mais suffisamment clair pour voir où il mettait les pieds. Les sources se trouvaient à quelques dizaines de mètres après un petit pont en bois.
Il s’assura que personne n’arrivait. Aucun phare de voiture à l’horizon. Il ouvrit alors le coffre de sa voiture. Une odeur épouvantable le saisit aussitôt. Il ne put se retenir de vomir. La puanteur était insoutenable. Il se retint de respirer par le nez et remonta son t-shirt pour se couvrir la bouche. Il dut se faire violence pour garder sa contenance et se saisir du corps d’Alice emballé dans le plastique. Il le traîna péniblement jusqu’aux sources bouillonnantes. Encore un dernier effort. Quand il fut à proximité de l’eau, il le jeta au sol, puis il le poussa avec le pied jusqu’à le faire dévaler la berge et tomber dans l’eau brûlante et acide. Il vit le corps couler lentement vers les profondeurs de la source et disparaître bientôt vers le fond obscur.
Au revoir, Alice, dit-il. Il éclata soudain de rire, puis il se mit à pleurer et vomit encore. À cet instant, il sentit une lumière puissante se braquer sur lui.
— Hé, vous là-bas ! l’interpella une voix d’homme autoritaire. Que faites-vous ici ?
C’était un ranger du parc. Steven sentit son cœur exploser dans sa poitrine. Il voulut répondre qu’il s’était égaré, mais dans la panique il bégaya quelques syllabes incompréhensibles.
— Approchez, ordonna le ranger, en continuant de l’aveugler avec sa lampe torche. Je vous ai demandé ce que vous fichiez ici.
— Rien, monsieur, répondit Bergdorf qui parvint à retrouver un minimum de contenance. Je me promène.
Le ranger s’approcha de lui, soupçonneux.
— À une heure pareille ? Ici ? interrogea-t-il. L’accès est interdit le soir. Vous n’avez pas vu les panneaux ?
— Non, monsieur, je regrette, l’assura Steven qui se décomposait.
— Vous êtes sûr que ça va ? Vous avez une drôle de tête.
— Sûr de sûr ! Tout va bien !
Le ranger pensa n’avoir affaire qu’à un touriste imprudent et se contenta de sermonner Steven :
— Il fait trop sombre pour se promener ici. Vous savez, si vous tombez là-dedans, demain il ne reste rien de vous. Même pas les os.
— Vraiment ? demanda Steven.
— Vraiment. Vous n’avez pas entendu cette histoire terrible aux informations l’année passée ? Tout le monde en a parlé pourtant. Un type est tombé dans une source de soufre, ici même, à Badger, sous les yeux de sa sœur. Le temps que les secours puissent intervenir, on n’a rien retrouvé de lui, à part ses sandales.