— Et donc vous êtes devenu l’un des larbins de Jeremiah Fold, dis-je.
— Oui, Jesse, me répondit Michael. Et même son larbin préféré. Je ne pouvais rien lui refuser. Dès que je me montrais réticent, il s’en prenait à Miranda.
— Et vous n’avez pas essayé de prévenir la police ?
— C’était trop risqué. Jeremiah avait des photos de toute ma famille. Un jour, je suis allé chez mes parents, et il était dans leur salon, en train de boire le thé. Et j’avais peur pour Miranda aussi. J’étais totalement fou d’elle. Et c’était réciproque. La nuit, je venais la retrouver dans sa chambre du motel. Je voulais la convaincre de fuir avec moi, mais elle avait trop peur. Elle disait que Jeremiah nous retrouverait. Elle disait : « Si Jeremiah sait qu’on se parle, il nous tuera tous les deux. Il nous fera disparaître, personne ne retrouvera nos corps. » Je lui ai promis de la tirer de là. Mais les choses se compliquaient pour moi. Jeremiah avait jeté son dévolu sur le Café Athéna.
— Il s’était mis à faire chanter Ted Tennenbaum.
— Exactement. Et devinez à qui il avait confié la mission d’aller récupérer l’argent toutes les semaines ? À moi. Je connaissais un peu Ted. Tout le monde connaît tout le monde à Orphea. Quand je suis venu lui dire que c’était Jeremiah qui m’envoyait, il a sorti un flingue et m’a collé le canon contre le front. J’ai cru qu’il allait me tuer. Je lui ai tout expliqué. Je lui ai dit que la vie de la femme que j’aimais dépendait de ma coopération. Ça a été la seule erreur que Jeremiah Fold ait commise. Lui qui était si minutieux, si attentif au détail, il n’avait pas imaginé que Ted et moi pourrions nous liguer contre lui.
— Vous avez décidé de le tuer, dit Derek.
— Oui, mais c’était compliqué. Nous ne savions pas comment nous y prendre. Ted était assez bagarreur, mais ce n’était pas un meurtrier. Et puis, il fallait que Jeremiah soit seul. Nous ne pouvions pas nous en prendre à lui devant Costico, ni personne d’autre. Nous avons alors décidé d’étudier ses habitudes : partait-il se promener seul parfois ? Aimait-il la course à pied dans la forêt ? Il fallait trouver un moment propice pour le tuer et se débarrasser de son corps. Mais nous allions découvrir que Jeremiah était intouchable. Il était encore plus puissant que tout ce que Ted et moi avions pu imaginer. Ses larbins s’espionnaient les uns les autres, il avait un réseau de renseignement impressionnant, il était de mèche avec la police. Il était au courant de tout.
Mai 1994
Michael était en planque depuis deux jours à proximité de la maison de Jeremiah, caché dans sa voiture, à l’observer, lorsque soudain la portière s’ouvrit : avant de pouvoir réagir, il reçut un coup de poing en plein visage. C’était Costico. Ce dernier, après l’avoir extrait de force hors de l’habitacle, le traîna au Club. Jeremiah et Miranda attendaient dans le bureau. Jeremiah avait l’air furieux : « Tu m’espionnes, dit-il à Michael. Tu as l’intention d’aller voir les flics ? » Michael jura que non, mais Jeremiah ne voulut rien entendre. Il ordonna à Costico de le tabasser. Quand ils en eurent terminé avec lui, ils s’en prirent à Miranda. Un supplice interminable. Miranda fut amochée au point de ne plus pouvoir sortir pendant des semaines.
Après cet épisode, craignant d’être surveillés, Michael et Ted Tennenbaum continuèrent à se retrouver mais dans le plus grand secret, dans des endroits improbables, loin d’Orphea, pour ne pas risquer d’être vus ensemble. Ted confia à Michael :
— Impossible de tuer Jeremiah nous-mêmes. Il faut trouver quelqu’un qui ignore tout de lui et le convaincre de le tuer.
— Qui accepterait de faire une chose pareille ?
— Quelqu’un qui a besoin d’un service du même genre. On tuera quelqu’un en retour. Quelqu’un qu’on ne connaît pas non plus. La police ne remontera jamais jusqu’à nous.
— Quelqu’un qui ne nous a rien fait ? demanda Michael.
— Crois-moi, répondit Tennenbaum, je ne propose pas cela de gaîté de cœur, mais je ne vois pas d’autre solution.
Après réflexion, Michael considéra que c’était probablement la seule solution pour sauver Miranda. Il était prêt à tout pour elle.
Le problème était de trouver un partenaire, quelqu’un sans lien avec eux. Comment faire ? Ils ne pouvaient pas passer une petite annonce.
Six semaines s’écoulèrent. Alors qu’ils désespéraient de trouver quelqu’un, à la mi-juin Ted contacta Michael et lui dit :
— Je crois que j’ai trouvé notre homme.
— Qui ça ?
— Il vaut mieux que tu n’en saches rien.
— Donc vous ignoriez qui était le partenaire trouvé par Tennenbaum ? demanda Derek.
— Oui, répondit Michael. Ted Tennenbaum était l’intermédiaire, le seul à savoir qui étaient les deux exécutants. Ainsi toutes les pistes seraient brouillées. La police ne pouvait pas remonter jusqu’à nous puisque nous ignorions nous-mêmes l’identité de l’autre. À part Tennenbaum, mais il avait du cran. Pour être certain que nous n’ayons aucun contact, Tennenbaum était convenu avec le partenaire d’une méthode d’échange des noms de nos victimes. Il lui avait dit quelque chose du genre : « Il ne faut plus nous parler, plus nous rencontrer. Le 1er juillet, vous irez à la librairie. Il y a une pièce où personne ne va, avec des livres des écrivains locaux. Choisissez-en un, et écrivez le nom de la personne dedans. Pas directement. Entourez des mots dont la première lettre correspond à une lettre de son prénom et de son nom. Ensuite, cornez le livre. Ce sera le signal. »
— Et vous avez inscrit le nom de Jeremiah Fold, intervint Anna.
— Exactement, dans la pièce de Kirk Harvey. Notre partenaire avait, lui, choisi un livre sur le festival de théâtre. Il y avait inscrit le nom de Meghan Padalin. La gentille libraire. C’était donc elle que nous devions tuer. Nous nous mîmes à observer ses habitudes. Elle allait courir tous les jours jusqu’au parc de Penfield Crescent. Nous pensions l'écraser en voiture. Restait à savoir quand le faire. Notre partenaire eut visiblement la même idée que nous : le 16 juillet Jeremiah mourait dans un accident de la route. Mais on avait frôlé le désastre : il avait agonisé, il aurait pu être sauvé. C’était le genre d’écueil que nous devions éviter. Ted et moi étions tous les deux de bons tireurs. Pour ma part, mon père m’avait entraîné à la carabine dès mon plus jeune âge. Il me disait que j’avais un vrai talent. Nous décidâmes donc de tuer Meghan par balles. C’était plus sûr.
20 juillet 1994
Ted retrouva Michael sur un parking désert.
— On doit le faire, mon vieux. On doit tuer cette fille.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas laisser tomber ? grimaça Michael. On a eu ce qu’on voulait.
— Je voudrais bien, mais il faut aller jusqu’au bout du pacte. Si notre partenaire pense qu’on s’est foutus de lui, il pourrait s’en prendre à nous. J’ai entendu Meghan à la librairie. Elle n’ira pas à l’inauguration du festival. Elle ira faire son jogging comme tous les soirs et le quartier sera désert. C’est une occasion en or.