— Alors ce sera le soir de l’inauguration, murmura Michael.
— Oui, dit Tennenbaum en lui glissant discrètement dans la main un Beretta. Tiens, prends ça. Le numéro de série est limé. Personne ne pourra remonter jusqu’à toi.
— Pourquoi moi ? Pourquoi tu ne le ferais pas toi ?
— Parce que je connais l’identité de l’autre type. Il faut que ce soit toi, c’est le seul moyen de brouiller toutes les pistes. Même si la police t’interroge, tu seras incapable de leur dire quoi que ce soit. Crois-moi, le plan est parfait. Et puis, tu m’as dit que tu étais un très bon tireur, non ? Il suffit de tuer cette fille et on sera libres de tout. Enfin.
— Donc le 30 juillet 1994, vous êtes passé à l’action, dit Derek.
— Oui. Tennenbaum m’a dit qu’il m’accompagnerait et m’a demandé de venir le chercher au Grand Théâtre. Il était le pompier de service ce soir-là. Il avait garé sa camionnette devant l’entrée des artistes pour que tout le monde la remarque et que cela lui serve d’alibi. Nous avons rejoint ensemble le quartier de Penfield. Tout était désert. Meghan était déjà dans le parc. Je me souviens avoir regardé l’heure : 19 heures 10. 30 juillet 1994, 19 heures 10, j’allais ôter la vie à un être humain. J’ai pris une grande inspiration, puis je me suis précipité comme un fou sur Meghan. Elle n’a pas compris ce qui lui arrivait. J’ai tiré deux coups. Je l’ai manquée. Elle s’est enfuie vers la maison du maire. Je me suis mis en position, j’ai attendu qu’elle soit bien dans le viseur et j’ai tiré encore. Elle s’est écroulée. Je me suis approché et je lui ai tiré dans la tête. Pour être certain qu’elle était morte. Je me suis senti presque soulagé. C’était irréel. À cet instant, j’ai vu le fils du maire qui me regardait, derrière le rideau du salon. Que faisait-il là ? Pourquoi n’était-il pas au Grand Théâtre avec ses parents ? Tout s’est passé en une fraction de seconde. Je n’ai pas réfléchi. J’ai couru jusqu’à la maison, en état de panique totale. L’adrénaline décuplant mes forces, j’ai défoncé la porte d’un coup de pied. Je me suis retrouvé face à la femme du maire, Leslie, qui préparait une valise. Le coup est parti tout seul. Elle s’est effondrée. Puis j’ai visé le fils qui courait se cacher. J’ai tiré plusieurs fois, et sur la mère encore, pour être sûr qu’ils étaient morts. Puis, j’ai entendu du bruit dans la cuisine. C’était le maire Gordon qui essayait de fuir par-derrière. Que devais-je faire à part l’abattre lui aussi ? Quand je suis ressorti, Ted s’était enfui. Je suis allé au Grand Théâtre pour me mêler à la première du festival et être vu. J’ai gardé l’arme sur moi, je ne savais où ni comment m’en débarrasser.
Il y eut un instant de silence.
— Et ensuite ? demanda Derek. Que s’est-il passé ?
— Je n’ai plus eu aucun contact avec Ted. Selon la police, c’était le maire qui était visé, Meghan n’était qu’une victime collatérale. L’enquête partait dans une autre direction. Nous étions à l’abri. Il n’y avait aucun moyen de remonter jusqu’à nous.
— Si ce n’est que Charlotte avait emprunté sans lui demander la camionnette de Ted pour aller voir le maire Gordon, juste avant que vous n’arriviez.
— Nous avons dû la rater de peu et arriver juste après elle. Ce n’est que lorsqu’un témoin eut reconnu le véhicule devant le Café Athéna que tout a dégénéré. Ted s’est mis à paniquer. Il m’a recontacté. Il m’a dit : « Pourquoi as-tu tué tous ces gens ? » Je lui ai répondu : « Parce qu’ils m’avaient vu. » Et là Ted m’a dit : « Le maire Gordon était notre partenaire ! C’est lui qui a tué Jeremiah ! C’est lui qui voulait qu’on tue Meghan ! Ni lui ni sa famille n’auraient jamais parlé ! » Ted m’a raconté alors comment, à la mi-juin, le maire était devenu son allié.
Mi-juin 1994
Ce jour-là, Ted Tennenbaum se rendit chez le maire Gordon pour lui parler du Café Athéna. Il voulait enterrer la hache de guerre. Il ne pouvait plus supporter les tensions permanentes. Le maire Gordon le reçut dans son salon. C’était la fin d’après-midi. Par la fenêtre, Gordon vit quelqu’un dans le parc. D’où il se trouvait, Ted ne put pas voir de qui il s’agissait. Le maire dit alors d’un air sombre :
— Certaines personnes ne devraient pas vivre.
— Qui ça ?
— Peu importe.
Ted sentit à cet instant que Gordon pourrait être le genre d’homme qu’il recherchait. Il décida de lui parler de son projet.
Au centre régional de la police d’État Michael nous dit :
— Sans le savoir, j’avais tué notre partenaire. Notre plan génial avait tourné au fiasco. Mais j’étais persuadé que la police ne pourrait pas coincer Ted puisqu’il n’était pas le meurtrier. C’était sans penser qu’ils remonteraient jusqu’au revendeur de l’arme. Puis jusqu’à Ted. Il s’est caché quelque temps chez moi. Il ne m’a pas laissé le choix. Sa camionnette était dans mon garage. On allait finir par le découvrir. J’étais mort de peur : si la police le trouvait, j’étais cuit aussi. J’ai fini par le mettre dehors sous la menace de l’arme que j’avais gardée. Il s’est enfui et, une demi-heure plus tard, il était pris en chasse par la police. Il est mort ce jour-là. La police l’a considéré comme le meurtrier. J’étais à l’abri. Pour toujours. J’ai retrouvé Miranda, et nous ne nous sommes plus jamais quittés. Personne n’a jamais rien su de son passé. Pour sa famille, elle est restée deux ans dans un squat avant de revenir à la maison.
— Est-ce que Miranda savait que vous aviez tué Meghan et la famille Gordon ?
— Non, elle n’était au courant de rien. Mais elle pensait que j’avais éliminé Jeremiah.
— C’est la raison pour laquelle elle m’a menti quand je l’ai interrogée l’autre jour, comprit Anna.
— Oui, elle a inventé cette histoire de tatouage pour me protéger. Elle savait que l’enquête concernait Jeremiah Fold aussi, et elle avait peur que vous remontiez jusqu’à moi.
— Et Stephanie Mailer ? demanda Derek.
— Ostrovski l’avait mandatée pour mener une enquête. Elle débarqua un jour à Orphea pour m’en parler et se plonger dans les archives du journal. Je lui ai proposé un poste à l’Orphea Chronicle pour pouvoir la surveiller. J’espérais qu’elle ne découvrirait rien. Pendant plusieurs mois, elle a stagné. J’ai essayé de faire diversion en lui passant des appels anonymes depuis des cabines téléphoniques. Je l’ai dirigée vers les bénévoles et le festival, qui était une fausse piste. Je lui fixais des rendez-vous au Kodiak Grill auxquels je ne venais pas, pour gagner du temps.
— Et vous avez essayé de nous aiguiller nous aussi sur la piste du festival, lui fis-je remarquer.
— Oui, reconnut-il. Mais Stephanie a retrouvé la trace de Kirk Harvey, qui lui a dit que c’était Meghan qui était visée et pas Gordon. Elle s’en est ouverte à moi. Elle voulait en parler à la police d’État, mais pas avant d’avoir eu accès au dossier d’enquête. Je devais faire quelque chose, elle allait tout découvrir. Je lui ai passé un dernier appel anonyme, lui annonçant une grande révélation pour le 23 juin, en lui donnant rendez-vous au Kodiak Grill.
— Le jour où elle est venue au centre régional de la police d’État, dis-je.
— Je ne savais pas ce que j’allais faire ce soir-là. Je ne savais pas si je devais lui parler, m’enfuir. Mais je savais que je ne voulais pas tout perdre. Elle est venue au Kodiak Grill à 18 heures, comme convenu. J’étais assis en retrait à une table du fond. Je l’ai observée toute la soirée. Finalement, à 22 heures, elle est partie. Je devais faire quelque chose. Je l’ai appelée depuis la cabine. Je lui ai donné rendez-vous sur le parking de la plage.