— Comment ça, c’était ? s’inquiéta Steven. Est-ce que tu es au courant de quelque chose ?
— Mais non, je dis c’était parce que je l’ai pas revue depuis son départ. Elle est sans doute toujours idiote, tu as raison.
Bergdorf se leva de sa chaise de bureau et alla se poster à la fenêtre, pensif.
— Stevie mon chouchou, le gourmanda Alice, tu ne vas pas commencer à te ronger les sangs ?
— Si tu ne m’avais pas forcé à la virer…
— Ne commence pas, Stevie ! Tu as fait ce qu’il fallait.
— Tu ne lui as plus parlé depuis son départ ?
— Je l’ai peut-être eue au téléphone. Qu’est-ce que ça change ?
— Au nom du ciel, Alice, tu viens de me dire que tu ne l’avais pas vue !…
— Je ne l’ai pas vue. Mais je lui ai parlé au téléphone. Une seule fois. C’était il y a deux semaines.
— Ne me dis pas que tu l’as appelée pour la narguer ! Est-ce qu’elle sait la vérité sur son licenciement ?
— Non.
— Comment peux-tu en être si sûre ?
— Parce que c’est elle qui m’a téléphoné pour obtenir un conseil. Elle semblait inquiète. Elle m’a dit : « J’ai besoin des faveurs d’un homme. » Je lui ai répondu : « Les hommes c’est pas compliqué : tu leur suces la bite, tu leur promets ton cul, et en échange, eux te donnent leur infaillible loyauté. »
— De qui s’agissait-il ? On devrait peut-être prévenir la police.
— Pas de police… Sois gentil et tais-toi maintenant.
— Mais…
— Ne me mets pas de mauvaise humeur, Stevie ! Tu sais ce qui se passe quand tu m’énerves. As-tu une chemise de rechange ? La tienne est toute froissée. Fais-toi beau, j’ai envie de sortir ce soir.
— Je ne peux pas sortir ce soir, je…
— J’ai dit que j’avais envie de sortir !
Bergdorf, la tête basse, quitta son bureau pour aller se chercher un café. Il téléphona à sa femme, il lui dit qu’il avait une urgence pour le bouclage de la Revue et qu’il ne rentrerait pas dîner. Quand il eut raccroché, il enfouit son visage entre ses mains. Comment en était-il arrivé là ? Comment s’était-il retrouvé, à 50 ans, à avoir une liaison avec cette jeune femme ?
Anna et moi avions la conviction que l’argent retrouvé chez Stephanie était une des pistes de notre enquête. D’où provenaient ces 10 000 dollars en liquide retrouvés chez elle ? Stephanie gagnait 1 500 dollars par mois : une fois payés son loyer, sa voiture, ses courses et ses assurances, il ne devait pas rester grand-chose. S’il s’agissait d’économies personnelles, cette somme aurait plutôt été sur un compte en banque.
Nous passâmes la fin de la journée à interroger les parents de Stephanie, ainsi que ses amis, à propos de l’existence de cette somme. Mais sans succès. Les parents Mailer affirmèrent que leur fille s’était toujours débrouillée toute seule. Elle avait obtenu une bourse pour payer ses études universitaires et avait vécu de son salaire ensuite. Les amis, eux, nous assurèrent que Stephanie avait souvent de la peine à boucler ses fins de mois. Ils la voyaient mal mettre de l’argent de côté.
Au moment de quitter Orphea, alors que je descendais la rue principale, au lieu de continuer vers la route 17 pour rejoindre l’autoroute, je bifurquai presque sans réfléchir dans le quartier de Penfield et rejoignis Penfield Crescent. Je longeai le petit square et m’arrêtai devant la maison qui avait été celle du maire Gordon vingt ans plus tôt, là où tout avait commencé.
Je restai garé là un long moment, puis, en route pour chez moi, je ne pus m’empêcher de faire un arrêt à la maison de Derek et Darla. Je ne sais pas si c’était parce que j’avais besoin de voir Derek, ou simplement parce que je n’avais pas envie d’être seul et qu’en dehors de lui, je n’avais personne.
Il était 20 heures lorsque j’arrivai devant leur maison. Je restai un moment devant la porte, sans oser sonner. De l’extérieur, je pouvais percevoir les conversations joyeuses et les éclats de voix depuis la cuisine où ils étaient en train de dîner. Tous les dimanches, Derek et sa famille mangeaient des pizzas.
Je m’approchai discrètement de la fenêtre et j’observai le repas. Les trois enfants de Derek étaient encore au lycée. L’aîné devait entrer à l’université l’année prochaine. Soudain, l’un d’eux remarqua ma présence. Tous se retournèrent en direction de la fenêtre et me dévisagèrent.
Derek sortit de la maison, terminant de mâcher sa part de pizza, sa serviette en papier encore dans la main.
— Jesse, s’étonna-t-il, qu’est-ce que tu fais dehors ? Viens manger avec nous.
— Non, merci. J’ai pas trop faim. Écoute, il se passe des choses étranges à Orphea…
— Jesse, soupira Derek, ne me dis pas que tu as passé ton week-end là-bas !
Je lui fis un rapide résumé des derniers évènements.
— Il n’y a plus de doute possible, affirmai-je. Stephanie avait découvert des éléments nouveaux sur le quadruple meurtre de 1994.
— Ce ne sont que des suppositions, Jesse.
— Mais enfin, m’écriai-je, il y a cette note sur La Nuit noire retrouvée dans la voiture de Stephanie et ces mots identiques qui remplacent le dossier de police du quadruple meurtre qui a disparu ! Et le lien qu’elle a fait avec le festival de théâtre dont l’été 1994 marquait la toute première édition, si tu te rappelles bien ! Ce ne sont pas des éléments tangibles ?
— Tu vois les liens que tu as envie de voir, Jesse ! Tu te rends compte de ce que cela signifie de rouvrir le dossier de 1994 ? Ça veut dire qu’on s’est planté.
— Et si on s’était planté ! Stephanie a dit qu’on avait raté un détail essentiel qui était pourtant sous nos yeux.
— Mais qu’est-ce qu’on a fait de faux à l’époque ? s’agaça Derek. Dis-moi ce qu’on a fait de faux, Jesse ! Tu te rappelles très bien avec quelle diligence on a travaillé. Notre dossier était béton ! Je crois que ton départ de la police te fait ruminer des mauvais souvenirs. On ne pourra pas revenir en arrière, on ne pourra jamais revenir sur ce qu’on a fait ! Alors pourquoi tu nous fais ça ? Pourquoi tu veux rouvrir ce dossier ?
— Parce qu’il le faut !
— Non, il ne faut rien, Jesse ! Demain est ta dernière journée de flic. Qu’est-ce que tu veux aller foutre au beau milieu d’un merdier qui ne te concerne plus ?
— Je compte suspendre mon départ. Je ne peux pas quitter la police comme ça. Je ne peux pas vivre avec ça sur le cœur !
— Eh bien moi, si !
Il fit mine de vouloir rentrer à l’intérieur, comme pour essayer de clore cette conversation qu’il ne voulait pas avoir.
— Aide-moi, Derek ! m’écriai-je alors. Si je n’apporte pas demain au major une preuve formelle du lien entre Stephanie Mailer et l’enquête de 1994, il me forcera à clore définitivement cette enquête.
Il se retourna.
— Pourquoi tu fais ça, Jesse ? me demanda-t-il. Pourquoi tu veux remuer toute cette merde ?
— Fais équipe avec moi, Derek…
— Ça fait vingt ans que je n’ai pas remis les pieds sur le terrain, Jesse. Alors pourquoi tu veux m’entraîner là-dedans ?
— Parce que tu es le meilleur flic que je connaisse, Derek. Tu as toujours été un bien meilleur flic que moi. Tu aurais dû être le capitaine de notre unité à ma place.
— Ne viens pas ici me juger ou me faire une leçon de morale sur la façon dont j’aurais dû conduire ma carrière, Jesse ! Tu sais très bien pourquoi j’ai passé les vingt dernières années derrière un bureau à remplir de la paperasse.