L’assemblée éclata de rire à nouveau.
« Nous n’avons pas très bien compris quel est ce nouveau projet qui t’attend, Jesse, mais nous te souhaitons bonne chance dans cette entreprise. Sache que tu nous manqueras, tu manqueras à la police, mais surtout tu manqueras à nos femmes qui passaient les kermesses de la police à te dévorer des yeux. »
Un tonnerre d’applaudissements salua le discours. Le major me donna une accolade amicale puis je descendis de la scène pour aller saluer tous ceux qui m’avaient fait l’amitié d’être présents, avant qu’ils ne se précipitent sur le buffet.
Me retrouvant seul un instant, je fus alors abordé par une très jolie femme, dans la trentaine, que je ne me souvenais pas d’avoir jamais vue.
— C’est donc vous le fameux capitaine 100 % ? me demanda-t-elle d’un ton charmeur.
— Il paraît, répondis-je en souriant. Est-ce qu’on se connaît ?
— Non. Je m’appelle Stephanie Mailer. Je suis journaliste pour l’Orphea Chronicle.
Nous échangeâmes une poignée de main. Stephanie me dit alors :
— Ça vous dérange si je vous appelle capitaine 99 % ?
Je fronçai les sourcils :
— Est-ce que vous insinueriez que je n’ai pas résolu l’une de mes enquêtes ?
Pour toute réponse, elle sortit de son sac la photocopie d’une coupure de presse de l’Orphea Chronicle datant du 1er août 1994 et me la tendit :
Samedi soir, le maire d’Orphea, Joseph Gordon, sa femme, ainsi que leur jeune fils de 10 ans ont été abattus chez eux. La quatrième victime se prénomme Meghan Padalin, 32 ans. La jeune femme, qui faisait son jogging au moment des faits, a sans doute été le témoin malheureux de la scène. Elle a été tuée par balles en pleine rue devant la maison du maire.
Illustrant l’article, il y avait une photo de moi et de mon coéquipier de l’époque, Derek Scott, sur les lieux du crime.
— Où voulez-vous en venir ? lui demandai-je.
— Vous n’avez pas résolu cette affaire, capitaine.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— En 1994, vous vous êtes trompé de coupable. Je pensais que vous voudriez le savoir avant de quitter la police.
Je crus d’abord à une mauvaise plaisanterie de mes collègues, avant de comprendre que Stephanie était très sérieuse.
— Est-ce que vous menez votre propre enquête ? l’interrogeai-je.
— En quelque sorte, capitaine.
— En quelque sorte ? Il va falloir m’en dire plus si vous voulez que je vous croie.
— Je dis la vérité, capitaine. J’ai un rendez-vous tout à l’heure qui devrait me permettre d’obtenir une preuve irréfutable.
— Rendez-vous avec qui ?
— Capitaine, me dit-elle d’un ton amusé, je ne suis pas une débutante. C’est le genre de scoop qu’un journaliste ne veut pas risquer de perdre. Je promets de partager mes découvertes avec vous dès que ce sera le moment. En attendant, j’ai une faveur à vous demander : pouvoir accéder au dossier de la police d’État.
— Vous appelez ça une faveur, moi du chantage ! lui rétorquai-je. Commencez par me montrer votre enquête, Stephanie. Ce sont des allégations très graves.
— J’en suis consciente, capitaine Rosenberg. Et justement, je n’ai pas envie de me faire doubler par la police d’État.
— Je vous rappelle que vous avez le devoir de partager toutes les informations sensibles en votre possession avec la police. C’est la loi. Je pourrais aussi venir perquisitionner votre journal.
Stephanie sembla déçue de ma réaction.
— Tant pis, capitaine 99 %, dit-elle. J’imaginais que cela vous intéresserait, mais vous devez déjà penser à votre retraite et à ce nouveau projet dont votre major a parlé dans son discours. De quoi s’agit-il ? Retaper un vieux bateau ?
— Ça ne vous regarde pas, répondis-je sèchement.
Elle haussa les épaules, fit mine de partir. J’étais certain qu’elle bluffait et, effectivement, elle s’arrêta après quelques pas et se tourna vers moi :
— La réponse était juste sous vos yeux, capitaine Rosenberg. Vous ne l’avez simplement pas vue.
J’étais à la fois intrigué et agacé.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre, Stephanie.
Elle leva alors sa main et la plaça à hauteur de mes yeux.
— Que voyez-vous, capitaine ?
— Votre main.
— Je vous montrais mes doigts, corrigea-t-elle.
— Mais moi je vois votre main, rétorquai-je sans comprendre.
— C’est bien le problème, me dit-elle. Vous avez vu ce que vous vouliez voir, et non pas ce que l’on vous montrait. C’est ce que vous avez raté il y a vingt ans.
Ce furent ses dernières paroles. Elle s’en alla, me laissant avec son énigme, sa carte de visite et la photocopie de l’article.
Avisant au buffet Derek Scott, mon ancien coéquipier qui végétait aujourd’hui au sein de la brigade administrative, je m’empressai de le rejoindre et lui montrai la coupure de presse.
— T’as toujours la même tête, Jesse, me dit-il en souriant, s’amusant de retrouver cette vieille archive. Que te voulait cette fille ?
— C’est une journaliste. Selon elle, on s’est planté en 1994. Elle affirme qu’on est passé à côté de l’enquête et qu’on s’est trompé de coupable.
— Quoi ? s’étrangla Derek, mais c’est insensé.
— Je sais.
— Qu’a-t-elle dit exactement ?
— Que la réponse se trouvait sous nos yeux et qu’on ne l’a pas vue.
Derek resta perplexe. Il semblait troublé lui aussi, mais il décida de chasser cette idée de son esprit.
— J’y crois pas un instant, finit-il par maugréer. C’est juste une journaliste de seconde zone qui veut se faire de la pub à bon compte.
— Peut-être, répondis-je, songeur. Peut-être pas.
Balayant le parking du regard, j’aperçus Stephanie qui montait dans sa voiture. Elle me fit signe et me cria : « À bientôt, capitaine Rosenberg. »
Mais il n’y eut pas de « bientôt ».
Parce que ce jour-là fut le jour de sa disparition.
DEREK SCOTT
Je me souviens du jour où toute cette affaire a commencé. C’était le samedi 30 juillet 1994.
Ce soir-là, Jesse et moi étions de service. Nous nous étions arrêtés pour dîner au Blue Lagoon, un restaurant à la mode où Darla et Natasha travaillaient comme serveuses.