— D’accord, Derek, m’assura-t-elle d’un ton détaché.
— C’est sérieux, Nat, répétai-je. On est tenus au secret d’enquête. On ne devrait pas être ici, tu ne devrais pas voir tout cela. Jesse et moi pourrions avoir des ennuis.
— C’est promis, lui assura Natasha, je ne dirai rien.
Natasha ouvrit la porte et Darla, en pénétrant dans l’appartement, remarqua aussitôt le dossier que je tenais dans mes mains.
— Alors, comment avance votre enquête ? demanda-t-elle.
— Ça va, répondis-je.
— Allons, Derek, c’est tout ce que tu as à me raconter ? se rebiffa Darla d’un ton mutin.
— Secret d’enquête, me contentai-je de dire.
Ma réponse avait été un peu sèche malgré moi. Darla eut une moue agacée :
— Secret d’enquête, mon œil ! Je suis certaine que Natasha est au courant de tout, elle.
JESSE ROSENBERG
Lundi 30 juin 2014
Je réveillai Anna à 1 heure 30 du matin pour qu’elle vienne nous retrouver, Derek et moi, au garde-meuble. Elle connaissait l’endroit et nous y rejoignit vingt minutes plus tard. Nous la retrouvâmes sur le parking. La nuit était chaude, le ciel constellé.
Après lui avoir présenté Derek, je dis à Anna :
— C’est Derek qui a découvert où Stephanie menait son enquête.
— Dans un garde-meuble ? s’étonna-t-elle.
Derek et moi acquiesçâmes d’un même mouvement de la tête avant d’entraîner Anna à travers les allées de rideaux métalliques. Nous nous arrêtâmes devant le numéro 234-A. Je le relevai et allumai la lumière. Anna découvrit une petite pièce de deux mètres sur trois, entièrement tapissée de documents, tous consacrés au quadruple meurtre de 1994. Il y avait des articles trouvés dans divers quotidiens régionaux de l’époque, et notamment une succession d’articles de l’Orphea Chronicle. Il y avait aussi des agrandissements de photos de chacune des victimes et une photo de la maison du maire Gordon prise le soir du meurtre et sans doute tirée d’un article. On me voyait, au premier plan, avec Derek ainsi qu’un groupe de policiers autour d’un drap blanc dissimulant le corps de Meghan Padalin. Stephanie avait écrit au feutre sur le cliché :
Ce que personne n’a vu
Pour tout mobilier, il y avait une petite table et une chaise, sur laquelle on imaginait que Stephanie avait passé des heures. Sur ce bureau de fortune, du papier et des stylos. Et une feuille collée contre le mur, comme pour la mettre en évidence et sur laquelle il avait été inscrit :
Trouver Kirk Harvey
— Qui est Kirk Harvey ? demanda Anna à haute voix.
— C’était le chef de la police d’Orphea à l’époque des meurtres, lui répondis-je. Il a enquêté avec nous.
— Et où se trouve-t-il aujourd’hui ?
— Je n’en sais rien. J’imagine qu’il a dû prendre sa retraite depuis le temps. Il faut impérativement le contacter : il a peut-être parlé à Stephanie.
En fouillant parmi les notes empilées sur le bureau, j’avais fait une autre découverte.
— Anna, regarde ça, dis-je en lui tendant un morceau de papier rectangulaire.
C’était le billet d’avion de Stephanie pour Los Angeles. Elle avait écrit dessus :
La Nuit noire — Archives de la police
— Encore La Nuit noire, murmura Anna. Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?
— Que son voyage à Los Angeles était en lien avec son enquête, suggérai-je. Et nous avons à présent la certitude absolue que Stephanie enquêtait bien sur le quadruple meurtre de 1994.
Sur le mur, il y avait une photo du maire Brown, prise au moins vingt ans plus tôt. On aurait dit que le cliché avait été extrait d’une vidéo. Brown se tenait debout, derrière un micro, une feuille de notes à la main, comme s’il faisait un discours. Le morceau de papier avait été entouré au feutre également. L’arrière-plan laissait penser à la scène du Grand Théâtre.
— Ça pourrait être une image du maire Brown faisant le discours d’ouverture du festival au Grand Théâtre, le soir des meurtres, dit Derek.
— Comment peux-tu savoir qu’il s’agit du soir des meurtres ? lui demandai-je. Tu te rappelles ce qu’il portait ce soir-là ?
Derek reprit la photo de l’article de journal sur laquelle Brown figurait également et dit :
— On dirait qu’il porte exactement les mêmes vêtements.
Nous passâmes toute la nuit au garde-meuble. Il n’y avait pas de caméras et le gardien n’avait rien vu : il nous expliqua n’être là qu’en cas de problème, mais qu’il n’y avait jamais de problème. Les clients allaient et venaient à leur gré, sans contrôle et sans besoin de poser des questions.
La brigade scientifique de la police d’État fut dépêchée sur place pour inspecter les lieux, dont la fouille minutieuse permit la découverte de l’ordinateur de Stephanie, caché dans le double fond d’un carton supposé vide mais dont le policier qui le souleva s’étonna du poids au moment de le déplacer.
— Voilà ce que cherchait celui qui a mis le feu à l’appartement et cambriolé le journal, dis-je.
L’ordinateur fut emporté par la police scientifique pour être analysé. De notre côté, Anna, Derek et moi emportâmes les documents collés contre le mur du garde-meuble et les reconstituâmes à l’identique dans le bureau d’Anna. À 6 heures 30 du matin, Derek, les yeux gonflés par le sommeil, punaisa la photo de la maison du maire Gordon, la fixa pendant un long instant et lut encore une fois à haute voix ce qu’y avait inscrit Stephanie : « Ce que personne n’a vu. » Il approcha ses yeux à quelques centimètres du cliché pour étudier les visages des personnes présentes. « Donc ça, c’est le maire Brown, nous rappela-t-il en désignant un homme en costume clair. Et lui, ajouta-il en pointant du doigt une tête miniature, c’est le chef Kirk Harvey. »
Je devais retourner au centre régional de la police d’État pour rendre compte de mes avancées au major McKenna. Derek m’y accompagna. Alors que nous quittions Orphea, redescendant la rue principale illuminée par le soleil du matin, Derek, qui retrouvait lui aussi Orphea vingt ans plus tard, me dit :
— Rien n’a changé ici. C’est comme si le temps ne s’était pas écoulé.
Une heure plus tard, nous étions dans le bureau du major McKenna qui écouta, sidéré, le récit de mon week-end. Avec la découverte du garde-meuble, nous avions désormais la preuve que Stephanie enquêtait sur le quadruple meurtre de 1994 et qu’elle avait peut-être fait une découverte d’importance.
— Sacré nom de Dieu, Jesse, souffla McKenna, est-ce que cette affaire va nous poursuivre toute notre vie ?
— Je ne l’espère pas, major, lui répondis-je. Mais il faut aller au bout de cette enquête.
— Est-ce que tu te rends compte de ce que cela signifie si vous vous êtes plantés à l’époque ?
— J’en suis parfaitement conscient. C’est pour cela que je voudrais que vous me gardiez au sein de la police le temps que je puisse mener cette enquête à terme.