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— Il faut choisir, les gars, leur dis-je quand ils s’en ouvrirent à moi. Partagez-vous la voiture entre vous et laissez-moi le vestiaire si vous préférez. Moi, ça me va bien aussi.

— T’as qu’à te changer dans ton bureau, au lieu de faire des histoires ! m’opposa-t-on. T’as peur de quoi ? Qu’on te viole ?

L’épisode de la voiture fut le premier affront fait à Montagne malgré moi. Il convoitait la voiture banalisée depuis longtemps et je la lui avais piquée sous son nez.

— Ç’aurait dû être moi, geignit-il auprès de Gulliver. Je suis le chef-adjoint, après tout ! De quoi j’ai l’air maintenant ?

Mais Gulliver lui opposa une fin de non-recevoir.

— Écoute, Jasper, lui dit-il, je sais que cette situation est compliquée. Elle l’est pour tout le monde et pour moi le premier. Crois-moi, je m’en serais passé volontiers. Les femmes, ça crée toujours des tensions dans les équipes. Elles ont trop à prouver. Et puis je te parle même pas de quand elle va tomber enceinte et qu’il nous faudra tous faire des heures sup pour la remplacer !

Un drame en chassait un autre. Après les questions d’ordre logistique, vinrent celles sur ma légitimité et ma compétence. J’arrivais au sein du commissariat au poste de deuxième adjoint du chef, créé pour moi. La raison officielle en était qu’au fil des ans, avec le développement de la ville, la police d’Orphea avait vu ses missions prendre de l’ampleur, ses effectifs augmenter, et l’arrivée d’un troisième officier de commandement devait apporter au chef Gulliver et à son adjoint Jasper Montagne une bouffée d’oxygène nécessaire.

D’abord on me demanda :

— Pourquoi ils ont eu besoin de te créer un poste ? C’est parce que tu es une femme ?

— Non, expliquai-je, le poste a été créé d’abord et ensuite ils ont cherché à le pourvoir.

Puis on s’inquiéta :

— Qu’est-ce qui se passe si tu dois te battre contre un homme ? Je veux dire, t’es quand même une femme toute seule dans une voiture de patrouille. Tu peux arrêter un gars toute seule ?

— Toi, tu le peux ? demandai-je en retour.

— Bien sûr.

— Alors pourquoi pas moi ?

Enfin on me jaugea :

— T’as l’expérience du terrain ?

— J’ai l’expérience des rues de New York, répondis-je.

— C’est pas la même chose, m’opposa-t-on. Tu faisais quoi à New York ?

J’espérais que mon CV les impressionnerait :

— J’étais négociatrice au sein d’une unité de gestion de crise. J’étais en intervention tout le temps. Prises d’otages, drames familiaux, menaces de suicide.

Mais mes collègues haussaient les épaules.

— Ce n’est pas la même chose, m’opposèrent-ils.

*

Je passai le premier mois en binôme avec Lewis Erban, un vieux policier usé qui partait à la retraite et que je remplaçais dans l’effectif. J’appris rapidement les patrouilles nocturnes sur la plage et dans le parc municipal, la verbalisation des infractions routières, les interventions sur des bagarres à l’heure de la fermeture des bars.

Si je fis rapidement mes preuves sur le terrain, tant en qualité d’officier supérieur que lors d’interventions, les rapports au quotidien restaient plus compliqués : l’ordre hiérarchique qui prévalait jusque-là avait été bousculé. Pendant des années, le chef Ron Gulliver et Montagne avaient assuré un commandement bicéphale, deux loups à la tête de leur meute. Gulliver prenait sa retraite au 1er octobre de l’année suivante et il était acquis pour tous que Montagne lui succéderait. C’était d’ailleurs Montagne qui faisait en réalité déjà la loi au sein du commissariat, Gulliver faisant semblant de donner des ordres. Gulliver était un homme au fond plutôt sympathique mais un mauvais chef, complètement manipulé par Montagne qui s’était emparé de la tête de la chaîne de commandement depuis longtemps. Mais tout cela avait changé : avec mon arrivée au poste de deuxième adjoint au chef, nous étions désormais trois à diriger.

Il n’en fallut pas plus pour que Montagne se lance dans une intense campagne de dénigrement à mon égard. Il fit comprendre à tous les autres policiers qu’il valait mieux pour eux ne pas trop s’acoquiner avec moi. Personne au commissariat ne voulait être dans les mauvais papiers de Montagne et mes collègues évitèrent soigneusement tout rapport avec moi en dehors de nos échanges professionnels. Je savais que dans les vestiaires, lorsque les gars en fin de service parlaient d’aller boire une bière, il les sermonnait : « Ne vous avisez pas d’inviter cette idiote à vous accompagner. À moins que vous n’ayez envie de récurer les chiottes du commissariat pendant ces dix prochaines années. »

« Sûr que non ! » répondaient les policiers, l’assurant de leur fidélité.

Cette campagne de dénigrement orchestrée par Montagne ne facilita pas mon intégration au sein de la ville d’Orphea. Mes collègues n’étaient pas enclins à me voir après le service, et mes invitations à dîner avec leur femme se soldèrent soit par des refus, soit des annulations de dernière minute ou même des lapins. Je ne compte même plus le nombre de brunchs du dimanche que je passai seule, devant une table dressée pour huit ou dix et couverte d’une montagne de nourriture. Mes activités sociales étaient très limitées : je sortais parfois avec la femme du maire, Charlotte Brown. Comme j’affectionnais particulièrement le Café Athéna, sur la rue principale, je sympathisai un peu avec la propriétaire, Sylvia Tennenbaum, avec qui je papotais parfois sans pouvoir dire que nous étions amies. La personne que je fréquentais le plus était mon voisin, Cody Illinois. Quand je m’ennuyais, je passais à sa librairie. Je lui y donnais des coups de main ponctuels. Cody présidait également l’association des bénévoles du festival de théâtre, que je rejoignis finalement à l’approche de l’été, ce qui me garantissait une soirée occupée par semaine pendant laquelle nous préparions le festival de théâtre à venir à la fin juillet.

Au commissariat, dès que j’avais l’impression qu’on m’acceptait un peu, Montagne revenait à la charge. Il passa à la vitesse supérieure, en fouillant dans mon passé et en commençant à me donner des surnoms pleins de sous-entendus : « Anna la gâchette » ou « la Tueuse », avant de dire à mes collègues : « Méfiez-vous, les gars : Anna a le coup de feu facile. » Il rigolait comme un imbécile puis ajouta : « Anna, est-ce que les gens savent pourquoi tu as quitté New York ? »

Un matin, j’avais trouvé, collée sur la porte de mon bureau, une ancienne coupure de presse titrant :

MANHATTAN : UN OTAGE TUÉ PAR LA POLICE DANS UNE BIJOUTERIE

J’avais débarqué dans le bureau de Gulliver en brandissant le morceau de journal :

— Vous lui avez dit, chef ? C’est vous qui avez raconté ça à Montagne ?

— Je n’y suis pour rien, Anna, assura-t-il.

— Alors, expliquez-moi comment il est au courant !

— C’est dans ton dossier. Il y aura eu accès d’une façon ou d’une autre.

Montagne, décidé à se débarrasser de moi, s’arrangeait pour que je sois envoyée sur les missions les plus ennuyeuses et les plus ingrates. Alors que j’étais seule en patrouille dans la ville ou ses environs, il m’arrivait fréquemment de recevoir un appel radio du commissariat : « Kanner, ici la centrale. J’ai besoin que tu répondes à un appel d’urgence. » Je me rendais à l’adresse indiquée avec sirène et gyrophares, ne comprenant qu’en arrivant qu’il s’agissait d’un incident mineur.