Des oies sauvages qui bloquaient la route 17 ? C’était pour moi.
Un chat coincé dans un arbre ? C’était pour moi.
La vieille dame un peu sénile qui entendait sans cesse des bruits suspects et qui appelait trois fois par nuit ? C’était pour moi aussi.
J’eus même droit à ma photo dans l’Orphea Chronicle dans un article concernant des vaches échappées d’un enclos. On m’y voyait, ridicule, couverte de boue, essayant désespérément de ramener une vache vers un champ en la tirant par la queue, sous le titre suivant : LA POLICE EN ACTION.
L’article me valut évidemment d’être chambrée par mes collègues, avec plus ou moins d’humour : j’en trouvai une coupure déposée sous l’essuie-glace de la voiture banalisée que je conduisais, sur laquelle une main anonyme avait écrit au feutre noir Deux vaches à Orphea. Et comme si ça ne suffisait pas, mes parents vinrent de New York me rendre visite ce week-end-là.
— Voilà pourquoi tu es venue ici ? m’interrogea mon père en arrivant, brandissant devant moi une copie de l’Orphea Chronicle. Tu as foutu ton mariage en l’air pour devenir gardienne de vaches ?
— Papa, est-ce qu’on va déjà commencer à se disputer ?
— Non, mais je pense que tu aurais fait une bonne avocate.
— Je sais, papa, ça fait quinze ans que tu me dis ça.
— Quand je pense que tu as fait toutes ces études de droit pour finir flic dans une petite ville ? Quel gâchis !
— Je fais ce que j’aime, c’est le plus important, non ?
— Je vais prendre Mark comme associé, m’annonça-t-il alors.
— Bon sang, papa, soupirai-je, est-ce que tu as vraiment besoin de travailler avec mon ex-mari ?
— C’est un bon garçon, tu sais.
— Papa, ne commence pas ! le suppliai-je.
— Il est prêt à te pardonner. Vous pourriez vous remettre ensemble, tu pourrais rejoindre le cabinet…
— Je suis fière d’être flic, papa.
JESSE ROSENBERG
Mardi 1er juillet 2014
Il y avait huit jours que Stephanie avait disparu.
Dans la région, les gens ne parlaient plus que de cela. Une poignée d’entre eux était convaincue qu’elle avait orchestré sa fuite. La majorité pensait qu’il lui était arrivé malheur et s’inquiétait de savoir qui serait la prochaine victime. Une mère de famille partie faire ses courses ? Une fille sur le chemin de la plage ?
Ce matin du 1er juillet, Derek et moi retrouvâmes Anna au Café Athéna pour le petit-déjeuner. Elle nous parla de la disparition mystérieuse de Kirk Harvey, dont ni Derek ni moi n’avions eu connaissance à l’époque. Ceci signifiait qu’elle remontait à après la résolution du quadruple meurtre.
— Je suis allée faire un tour aux archives de l’Orphea Chronicle, nous dit Anna. Et regardez ce que j’ai découvert en cherchant des articles sur le premier festival de 1994…
Elle nous présenta la photocopie d’un article qui portait pour titre :
Je parcourus rapidement le début de l’article. Il s’agissait du point de vue de Meta Ostrovski, célèbre critique new-yorkais, sur cette première édition du festival. Soudain mes yeux s’arrêtèrent sur une phrase.
— Écoute ça, dis-je à Derek. Le journaliste demande à Ostrovski quelles sont les bonnes et les mauvaises surprises du festival et Ostrovski répond : « La bonne surprise est certainement — et tout le monde en conviendra — la magnifique représentation d’Oncle Vania sublimée par Charlotte Carell qui y tient le rôle d’Elena. Quant à la mauvaise surprise, c’est indéniablement le monologue farfelu de Kirk Harvey. Quel désastre du début à la fin, c’est indigne d’un festival de programmer une nullité pareille. Je dirais même que c’est une offense faite aux spectateurs. »
— Il a dit Kirk Harvey ? répéta Derek, incrédule.
— Il a dit Kirk Harvey, confirma Anna, fière de sa découverte.
— Qu’est-ce que c’est que ce micmac ? m’étonnai-je. Le chef de la police d’Orphea participait au festival ?
— Qui plus est, ajouta Derek, Harvey a enquêté sur les meurtres de 1994. Il était donc lié et aux meurtres et au festival.
— Est-ce la raison pour laquelle Stephanie voulait le retrouver ? interrogeai-je. Il faut absolument lui mettre la main dessus.
Un homme pouvait nous aider dans notre quête de Kirk Harvey : Lewis Erban, le policier qu’Anna avait remplacé à Orphea. Il avait passé toute sa carrière au sein de la police d’Orphea et avait donc forcément côtoyé Harvey.
Anna, Derek et moi passâmes lui rendre visite : nous le trouvâmes en train de s’occuper d’un massif de fleurs devant sa maison. En voyant Anna, son visage s’illumina d’un sourire sympathique.
— Anna, dit-il, quel plaisir ! T’es bien la première des collègues à venir prendre de mes nouvelles.
— C’est une visite intéressée, lui avoua Anna d’emblée. Ces messieurs qui m’accompagnent sont de la police d’État. Nous voudrions te parler de Kirk Harvey.
Installés dans sa cuisine où il insista pour nous offrir du café, Lewis Erban nous expliqua n’avoir aucune idée de ce qu’il était advenu de Kirk Harvey.
— Est-ce qu’il est mort ? demanda Anna.
— Je n’en sais rien. J’en doute. Quel âge aurait-il aujourd’hui ? Dans les 55 ans.
— Donc il a disparu en octobre 1994, soit juste après la résolution de l’assassinat du maire Gordon et de sa famille, c’est cela ? poursuivit Anna.
— Oui. Du jour au lendemain. Il a laissé une étrange lettre de démission. On n’a jamais su le pourquoi du comment.
— Il y a eu une enquête ? demanda Anna.
— Pas vraiment, répondit Lewis d’un air un peu honteux, le nez dans sa tasse.
— Comment ça ? bondit Anna. Votre chef de la police plaque tout et personne ne cherche à en savoir davantage ?
— La vérité, c’est que tout le monde le détestait au poste, répondit Erban. Au moment de sa disparition, le chef Harvey ne contrôlait plus la police. C’était son adjoint, Ron Gulliver, qui avait pris le pouvoir. Les policiers du commissariat ne voulaient plus avoir affaire à lui. Ils le haïssaient. Nous l’appelions le chef-tout-seul.
— Le chef-tout-seul ? s’étonna Anna.
— Comme je te le dis. Tout le monde méprisait Harvey.
— Pourquoi a-t-il été nommé chef alors ? intervint Derek.
— Parce qu’au début nous l’adorions. C’était un homme charismatique et très intelligent. Un bon chef de surcroît. Fanatique de théâtre. Vous savez ce qu’il faisait pendant son temps libre ? Il écrivait des pièces de théâtre ! Il passait ses congés à New York, il allait voir toutes les pièces qui s’y jouaient. Il a même monté une pièce qui avait eu son petit succès avec la troupe étudiante de l’université d’Albany. On avait parlé de lui dans le journal et tout ça. Il s’était trouvé une petite copine belle comme un cœur, une étudiante qui participait à la troupe. Enfin, la totale quoi. Le type avait tout pour lui, tout.