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— Que s’est-il passé alors ? poursuivit Derek.

— Son moment de gloire a duré une petite année à peine, expliqua Lewis Erban. Fort de son succès, il a écrit une nouvelle pièce. Il nous en parlait tout le temps. Il disait que ça allait être un chef-d’œuvre. Quand le festival de théâtre d’Orphea a été créé, il a fait des pieds et des mains pour que sa pièce soit jouée en ouverture. Mais le maire Gordon le lui a refusé. Il a dit que la pièce était mauvaise. Ils se sont beaucoup disputés à ce sujet.

— Mais sa pièce a quand même été jouée lors du festival, non ? J’ai lu une critique à son sujet dans les archives de l’Orphea Chronicle.

— Il a joué un monologue de son cru. Ça a été un désastre.

Derek précisa :

— Ma question est : comment Kirk Harvey a-t-il pu participer au festival alors que le maire Gordon ne voulait pas de lui ?

— Parce que le maire s’est fait dézinguer le soir de l’ouverture du festival ! C’est son adjoint de l’époque, Alan Brown, qui a repris les rênes de la ville et Kirk Harvey a réussi à faire ajouter sa pièce dans le programme. J’ignore pourquoi Brown a accepté. Il avait sans doute des problèmes plus importants à régler.

— Donc, c’est uniquement parce que le maire Gordon est mort que Kirk Harvey a pu se produire, conclus-je.

— Exactement, capitaine Rosenberg. Tous les soirs en deuxième partie de soirée, dans le Grand Théâtre. Ça a été un fiasco total. C’était lamentable, vous ne pouvez pas imaginer. Il s’est ridiculisé aux yeux de tous. D’ailleurs, ça a été le début de la fin pour lui : sa réputation était flinguée, sa petite copine l’a quitté, tout est parti en vrille.

— Mais est-ce à cause de sa pièce que tous les autres flics se sont mis à détester Harvey ?

— Non, répondit Lewis Erban, pas directement, du moins. Durant les mois qui ont précédé le festival, Harvey nous a annoncé que son père avait un cancer et qu’il était traité dans un hôpital d’Albany. Il nous a expliqué qu’il allait prendre un congé sans solde pour veiller sur lui pendant son traitement. Au commissariat, ça nous a brisé le cœur cette histoire. Pauvre Kirk, son père mourant. On a essayé de lever de l’argent pour combler sa perte de salaire, on a organisé divers évènements, on a même cotisé sur nos congés pour les lui offrir et qu’il continue à être payé pendant ses absences. C’était notre chef et on l’appréciait.

— Et que s’est-il passé ?

— On a découvert le pot aux roses : le père se portait en réalité très bien. Harvey avait inventé cette histoire pour aller à Albany préparer sa fameuse pièce de théâtre. À partir de ce moment, plus personne n’a voulu entendre parler de lui, ni lui obéir. Lui s’est défendu en disant qu’il avait été pris dans son mensonge et qu’il n’avait jamais imaginé qu’on allait tous se cotiser pour l’aider. Ça n’a fait que nous énerver davantage, ça voulait dire qu’il ne pensait pas comme nous. À partir de ce jour, nous ne l’avons plus considéré comme notre chef.

— À quand remonte cet incident ?

— On a découvert ça dans le courant du mois de juillet 1994.

— Mais comment la police a-t-elle pu fonctionner sans chef de juillet à octobre ?

— Ron Gulliver est devenu chef de facto. Les gars respectaient son autorité, tout s’est bien passé. Cette situation n’avait rien d’officiel, mais personne ne s’en est offusqué parce que, peu après ça, il y a eu l’assassinat du maire Gordon, et ensuite son remplaçant, le maire Brown, s’est retrouvé pendant les mois qui ont suivi avec des dossiers sur les bras plus importants à régler.

— Pourtant, réagit Derek, nous avons collaboré régulièrement avec Kirk Harvey pendant l’enquête sur le quadruple meurtre.

— Et qui d’autre du commissariat avez-vous côtoyé ? lui répondit Erban.

— Personne, admit Derek.

— Et ça ne vous a paru étrange de n’avoir d’interactions qu’avec Kirk Harvey ?

— Je n’y ai même pas pensé à l’époque.

— Attention, précisa Erban, ça ne veut pas dire qu’on a négligé notre boulot pour autant. C’était un quadruple meurtre, quand même. Tous les appels de la population ont été pris au sérieux, toutes les demandes de la police d’État aussi. Mais en dehors de cela, Harvey a mené sa propre enquête tout seul, dans son coin. Il était complètement obsédé par cette affaire.

— Il y avait donc un dossier ?

— Bien entendu. Compilé par Harvey. Il doit être conservé dans la salle des archives.

— Il n’y a rien, dit Anna. Juste une boîte vide.

— Peut-être dans son bureau du sous-sol, suggéra Erban.

— Quel bureau du sous-sol ? demanda Anna.

— En juillet 1994, quand on a découvert l’histoire du faux cancer du père, tous les policiers ont débarqué dans le bureau de Harvey pour lui demander des explications. Il n’était pas là, alors on a commencé à fouiller et on a compris qu’il passait plus de temps à travailler sa pièce de théâtre qu’à faire son boulot de flic : il y avait des textes manuscrits, des scénarios. On a décidé de faire le ménage : on a passé à la broyeuse tout ce qui ne concernait pas son boulot de chef de la police, et laissez-moi vous dire qu’il ne restait plus grand-chose. Après quoi, on a débranché son ordinateur, saisi sa chaise et son bureau, et on l’a déménagé dans une pièce du sous-sol. Un local de stockage de matériel, au milieu d’un gigantesque capharnaüm, sans fenêtre et sans air frais. À partir de ce jour-là, en arrivant au commissariat, Harvey descendait directement dans son nouveau bureau. On pensait qu’il ne tiendrait pas une semaine, il est quand même resté dans son sous-sol pendant trois mois, jusqu’à ce qu’il disparaisse de la circulation, en octobre 1994.

Nous restâmes estomaqués un instant par la scène de putsch décrite par Erban. Finalement, je repris :

— Et donc un beau jour, il a disparu.

— Oui, capitaine. Je m’en souviens bien parce que, la veille, il voulait absolument me parler de son affaire.

* * *

Orphea, fin octobre 1994

En entrant dans les toilettes du commissariat, Lewis Erban tomba sur Kirk Harvey qui se lavait les mains.

— Lewis, il faut que je te parle, lui dit Harvey.

Erban fit d’abord semblant de ne pas l’entendre. Mais comme Harvey le fixait, il lui murmura :

— Kirk, je ne veux pas me griller auprès des autres…

— Écoute, Lewis, je sais que j’ai merdé…

— Mais putain, Kirk, qu’est-ce qui t’a pris ? On a tous cotisé sur nos jours de congé pour toi.

— Je ne vous avais rien demandé ! protesta Harvey. J’avais pris un congé sans solde. Je ne faisais chier personne. C’est vous qui vous êtes mêlés de tout ça.

— Alors c’est de notre faute maintenant ?

— Écoute, Lewis, tu as le droit de me haïr. Mais j’ai besoin de ton aide.

— Laisse tomber. Si les gars apprennent que je te parle, je vais me retrouver au sous-sol moi aussi.

— Alors, voyons-nous ailleurs. Retrouve-moi ce soir au parking de la marina, vers 20 heures. Je te raconterai tout. C’est très important. Ça concerne Ted Tennenbaum.