— Ted Tennenbaum ? répétai-je.
— Oui, capitaine Rosenberg, me confirma Lewis. Évidemment, je n’y suis pas allé. Être vu avec Harvey, c’était comme avoir la gale. Cette conversation fut ma dernière avec lui. Le lendemain, en arrivant au commissariat, j’appris que Ron Gulliver avait découvert une lettre signée de sa main sur son bureau, l’informant qu’il était parti et qu’il ne reviendrait plus jamais à Orphea.
— Quelle a été votre réaction ? demanda Derek.
— Je me suis dit bon débarras. Honnêtement, c’était mieux pour tout le monde.
En repartant de chez Lewis Erban, Anna nous dit :
— Au Grand Théâtre, Stephanie interrogeait les bénévoles afin d’établir l’emploi du temps exact de Ted Tennenbaum le soir du quadruple meurtre.
— Merde, souffla Derek.
Il crut devoir préciser :
— Ted Tennenbaum était…
— … l’auteur du quadruple meurtre de 1994, je sais, le coupa Anna.
Derek ajouta alors :
— Du moins, est-ce ce que nous avons cru pendant vingt ans. Qu’est-ce que Kirk Harvey avait découvert sur lui et pourquoi ne nous en a-t-il pas parlé ?
Ce même jour, nous reçûmes de la police scientifique l’analyse du contenu de l’ordinateur de Stephanie : il n’y avait sur le disque dur qu’un seul document, en format Word, et protégé par un code que les informaticiens avaient pu facilement contourner.
Nous l’ouvrîmes, tous les trois agglutinés derrière l’ordinateur de Stephanie.
— C’est un texte, dit Derek. Sans doute son article.
— On dirait plutôt un livre, fit remarquer Anna.
Elle avait raison. En lisant le document, nous découvrîmes que Stephanie consacrait un livre entier à l’affaire. J’en retranscris le début ici :
L’annonce se trouvait entre une publicité pour un cordonnier et une autre pour un restaurant chinois qui offrait un buffet à volonté à moins de 20 dollars.
VOULEZ-VOUS ÉCRIRE UN LIVRE À SUCCÈS ?
HOMME DE LETTRES RECHERCHE ÉCRIVAIN AMBITIEUX POUR TRAVAIL SÉRIEUX. RÉFÉRENCES INDISPENSABLES.
D’abord je ne la pris pas au sérieux. Intriguée, je décidai de composer malgré tout le numéro qui était indiqué. Un homme me répondit, dont je ne reconnus pas immédiatement la voix. Je ne compris que lorsque je le retrouvai le lendemain dans le café de SoHo où il me donna rendez-vous.
— Vous ? m’étonnai-je en le voyant.
Il paraissait aussi surpris que moi. Il m’expliqua qu’il avait besoin de quelqu’un pour écrire un livre qui lui trottait dans la tête depuis longtemps.
— Ça va faire vingt ans que je diffuse cette annonce, Stephanie, me dit-il. Tous les candidats qui y ont répondu au fil des années étaient plus pitoyables les uns que les autres.
— Mais pourquoi recherchez-vous quelqu’un pour écrire un livre à votre place ?
— Pas à ma place. Un livre pour moi. Je vous donne le sujet, vous serez la plume.
— Pourquoi ne l’écrivez-vous pas vous-même ?
— Moi ? Impossible ! Que diraient les gens ? Vous imaginez… Enfin, bref, je paierai tous vos frais pendant l’écriture. Et ensuite vous n’aurez plus de souci à vous faire.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Parce que ce livre fera de vous un écrivain riche et célèbre, et de moi un homme plus apaisé. J’aurai enfin la satisfaction d’avoir des réponses à des questions qui m’obsèdent depuis vingt ans. Et le bonheur de voir ce livre exister. Si vous trouvez la clé de l’énigme, cela fera un merveilleux roman policier. Les lecteurs se régaleront.
Il faut avouer que le livre était écrit de façon passionnante. Stephanie y racontait qu’elle s’était fait engager à l’Orphea Chronicle pour avoir une couverture et enquêter tranquillement sur le quadruple meurtre de 1994.
Il était cependant difficile de distinguer ce qui était récit et fiction. Si elle ne dépeignait que la réalité des faits, alors qui était ce mystérieux commanditaire qui lui avait demandé d’écrire ce livre ? Et pourquoi ? Elle ne mentionnait pas son nom, mais elle semblait dire qu’il s’agissait d’un homme qu’elle connaissait, et qui était apparemment à l’intérieur du Grand Théâtre le soir du quadruple meurtre.
— C’est peut-être la raison pour laquelle je suis tellement obsédé par ce fait divers. J’étais dans cette salle, à regarder la pièce qui se jouait. Une version très moyenne d’Oncle Vania. Et voilà que la vraie tragédie, passionnante, elle, se déroulait à quelques rues de là, dans le quartier de Penfield. Depuis ce soir-là, je me demande tous les jours ce qui a bien pu se passer, et tous les jours je me dis que cette histoire ferait un roman policier fantastique.
— Mais d’après mes informations, le meurtrier a été démasqué. Il s’agissait d’un certain Ted Tennenbaum, restaurateur à Orphea.
— Je sais, Stephanie. Je sais également que tous les éléments confirment sa culpabilité. Mais je ne suis pas complètement convaincu. Il était le pompier de service dans le théâtre ce soir-là. Or, un peu avant 19 heures, je suis sorti dans la rue faire quelques pas, j’ai vu une camionnette passer. Elle était facilement identifiable à son autocollant singulier sur la vitre arrière. J’ai compris bien après, en lisant les journaux, que c’était le véhicule de Ted Tennenbaum. Le problème est que ce n’était pas lui qui était au volant.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de camionnette ? demanda Anna.
— La camionnette de Ted Tennenbaum est l’un des points centraux qui ont mené à son arrestation, expliqua Derek. Un témoin a formellement établi qu’elle était stationnée devant la maison du maire juste avant les meurtres.
— Donc c’était bien sa camionnette, mais pas lui au volant ? s’interrogea Anna.
— C’est ce que semble affirmer cet homme, dis-je. C’est pour cela que Stephanie est venue me dire qu’on s’était trompé de coupable.
— Il y aurait donc quelqu’un qui douterait de sa culpabilité et qui n’aurait rien dit pendant tout ce temps ? interrogea Derek.
Un détail était évident pour nous trois : si Stephanie avait volontairement disparu, elle ne serait jamais partie sans son ordinateur.
Malheureusement, notre conviction allait se révéler exacte : le lendemain matin, mercredi 2 juillet, une ornithologue amateur qui se promenait à l’aube aux abords du lac des Cerfs remarqua une masse flottant au loin, au milieu des nénuphars et des roseaux. Intriguée, elle prit ses jumelles. Il lui fallut de longues minutes pour comprendre. C’était un corps humain.