— Je comprends vos interrogations, mais il est important que vous laissiez les enquêteurs faire leur travail. Je ne ferai pas de commentaires pour le moment, je ne veux pas risquer d’entraver le travail de la police.
Michael, visiblement ému et remonté, cria encore :
— Monsieur le maire, comptez-vous maintenir les célébrations du 4 Juillet alors que votre ville est endeuillée ?
Le maire Brown, pris au dépourvu, n’eut qu’une fraction de seconde pour répondre :
— Pour l’instant, je décrète que le feu d’artifice du 4 Juillet est annulé.
Une rumeur envahit les journalistes et les badauds.
De notre côté, Anna, Derek et moi examinions les berges du lac pour essayer de comprendre comment Stephanie avait pu se retrouver ici. Derek considérait qu’il s’agissait d’un meurtre précipité.
— À mon avis, dit-il, n’importe quel assassin un peu minutieux aurait lesté le corps de Stephanie pour s’assurer qu’il ne remonte pas avant un bout de temps. La personne qui a fait ça n’avait pas prévu de la tuer ici ni de cette façon.
La majeure partie des berges du lac des Cerfs — et c’est ce qui en faisait un paradis ornithologique — étaient inaccessibles à pied car recouvertes d’une roselière, immense et dense, qui se dressait comme une muraille. Dans cette véritable forêt vierge, des dizaines d’espèces d’oiseaux nichaient et vivaient en toute tranquillité. Une autre partie était directement bordée par une épaisse forêt de pins qui longeait toute la route 17, jusqu’à l’océan.
Il nous sembla d’abord que l’accès à pied n’était possible que par la berge par laquelle nous étions arrivés. Mais en observant attentivement la topographie des lieux, nous remarquâmes que les herbes hautes côté forêt avaient été récemment aplaties. Nous atteignîmes très péniblement cette partie-là : le sol était meuble et marécageux. Nous découvrîmes alors un endroit plat débouchant de la forêt, où la boue avait été remuée. Il était impossible de l’affirmer, mais on aurait dit comme des empreintes de pas.
— Il s’est passé quelque chose ici, affirma Derek. Mais je doute que Stephanie ait emprunté le même chemin que nous. C’est beaucoup trop escarpé. À mon avis, le seul moyen pour atteindre cette berge…
— Est de passer par la forêt ? suggéra Anna.
— Exactement.
Assistés d’une poignée de policiers d’Orphea, nous entreprîmes une fouille minutieuse de la bande de forêt. Nous découvrîmes des branches cassées et des signes de passage. Accroché à un buisson, un morceau de tissu.
— Ça pourrait être un morceau du t-shirt que portait Stephanie lundi, dis-je à Anna et Derek en prélevant le tissu avec des gants en latex.
Telle que je l’avais vue dans l’eau, Stephanie n’avait qu’une seule chaussure. Sur le pied droit. Nous trouvâmes la chaussure gauche dans la forêt, prise derrière une souche.
— Donc elle courait dans la forêt, conclut Derek, elle essayait d’échapper à quelqu’un. Sinon elle aurait pris le temps de remettre sa chaussure.
— Et son poursuivant l’aurait rattrapée au niveau du lac avant de l’y noyer, ajouta Anna.
— Tu as certainement raison, Anna, acquiesça Derek. Mais elle aurait couru jusqu’ici depuis la plage ?
Il y avait plus de cinq miles entre les deux.
En suivant les traces de passage à travers la forêt, nous débouchâmes sur la route. À environ deux cents mètres des barrières de police.
— Elle serait rentrée par là, dit Derek.
Plus ou moins à cet endroit, nous remarquâmes sur le bas-côté des traces de pneus. Son poursuivant était donc en voiture.
Au même instant, à New York
Dans les locaux de la Revue des lettres new-yorkaises, Meta Ostrovski contemplait par la fenêtre de son bureau un écureuil qui bondissait à travers la pelouse d’un square. Dans un français presque parfait, il répondait à une interview par téléphone pour une obscure revue intellectuelle parisienne curieuse de connaître son opinion sur la perception de la littérature européenne aux États-Unis.
— Bien entendu ! s’exclama Ostrovski, d’un ton enjoué. Si je suis aujourd’hui l’un des plus éminents critiques du monde, c’est parce que je suis intransigeant depuis trente ans. La discipline d’un esprit inflexible, voilà mon secret. Surtout, ne jamais aimer. Aimer, c’est être faible !
— Pourtant, objecta la journaliste au bout du fil, certaines mauvaises langues affirment que les critiques littéraires sont des écrivains ratés…
— Balivernes, ma chère amie, répondit Ostrovski en ricanant. Je n’ai jamais, et je dis bien jamais, rencontré un critique qui rêvait d’écrire. Les critiques sont au-dessus de cela. Écrire est un art mineur. Écrire, c’est mettre des mots ensemble qui forment ensuite des phrases. Même une guenon un peu dressée peut faire cela !
— Quel est le rôle du critique alors ?
— Établir la vérité. Permettre à la masse de trier ce qui est bon et ce qui est nul. Vous savez, seule une toute petite partie de la population peut comprendre d’elle-même ce qui est vraiment bon. Malheureusement, comme aujourd’hui tout le monde veut donner son avis sur tout et qu’on a vu porter aux nues des nullités totales, nous, critiques, sommes bien obligés de mettre un peu d’ordre dans ce cirque. Nous sommes la police de la vérité intellectuelle. Voilà tout.
L’interview terminée, Ostrovski resta pensif. Qu’il avait bien parlé ! Qu’il était intéressant ! Et l’analogie des guenons-écrivains, quelle brillante idée ! En quelques mots, il avait résumé le déclin de l’humanité. Grande fierté que sa pensée soit si rapide, et son cerveau si magnifique !
Une secrétaire fatiguée poussa la porte du bureau en désordre sans frapper.
— Frappez avant d’entrer, nom de Dieu ! beugla Ostrovski. Ceci est le bureau d’un homme important.
Il détestait cette femme qu’il soupçonnait d’être dépressive.
— Courrier du jour, lui dit-elle, sans même relever sa remarque.
Elle déposa une lettre sur une pile de livres en attente de lecture.
— Une seule lettre, c’est tout ? demanda Ostrovski, déçu.
— C’est tout, répondit la secrétaire en quittant la pièce, fermant la porte derrière elle.
Quel malheur que ce courrier devenu misérable ! À l’époque du New York Times, il recevait des sacs entiers de lettres enflammées de lecteurs qui ne manquaient aucune de ses critiques ni de ses chroniques. Mais ça, c’était avant ; les beaux jours d’antan, ceux de sa toute-puissance, un temps révolu. Aujourd’hui on ne lui écrivait plus, on ne le reconnaissait plus dans la rue, dans les salles de spectacle la file des spectateurs ne bruissait plus à son passage, les auteurs ne faisaient plus le pied de grue en bas de son immeuble pour lui donner leur livre, avant de se jeter sur le cahier littéraire le dimanche suivant pour espérer en lire un compte rendu. Combien de carrières avait-il fait par le rayonnement de ses critiques, combien de noms avait-il détruit par ses phrases assassines ! Il avait porté aux nues, il avait foulé du pied. Mais c’était avant. Aujourd’hui, on ne le craignait plus comme on l’avait craint. Ses critiques n’étaient plus suivies que par les lecteurs de la Revue, certes très réputée mais lue à une bien moindre échelle.