En se réveillant ce matin-là, Ostrovski avait eu un pressentiment. Il allait se passer un événement important qui relancerait sa carrière. Il comprit alors que c’était la lettre. Cette lettre était importante. Son instinct ne le trompait jamais, lui qui pouvait savoir si un livre était bon ou pas à la seule impression qu’il avait en le prenant en main. Mais que pouvait contenir cette lettre ? Il ne voulait pas l’ouvrir trop vite. Pourquoi une lettre et pas un coup de téléphone ? Il réfléchit intensément : et s’il s’agissait d’un producteur qui voulait réaliser un film sur sa vie ? Après avoir observé encore, le cœur battant, l’enveloppe merveilleuse, il la déchira et en sortit avec minutie la feuille de papier qu’elle contenait. Il en regarda directement le signataire : Alan Brown, maire d’Orphea.
Cher monsieur Ostrovski,
Nous serions très heureux de vous accueillir au 21e festival de théâtre national d’Orphea, dans l’État de New York, cette année. Votre réputation de critique n’est plus à faire et votre présence au festival serait pour nous un immense honneur. Il y a vingt ans, vous nous aviez fait le bonheur de votre présence pour la première édition de notre festival. Ce serait une joie extraordinaire de pouvoir célébrer nos 20 ans avec vous. Bien évidemment tous les frais de votre séjour seraient à notre charge et vous seriez logé dans les meilleures conditions.
La lettre se terminait par les grandes marques de respect habituelles. En annexe, un programme du festival ainsi qu’un dépliant de l’office du tourisme de la ville.
Quelle déception que cette méchante lettre ! Méchante lettre pas importante du tout d’un méchant maire d’une méchante ville de l’arrière-campagne ! Pourquoi n’était-il pas invité à des évènements plus prestigieux ? Il jeta le courrier à la poubelle.
Pour se changer les idées, il décida d’écrire sa prochaine critique pour la Revue. Comme il était de coutume avant cet exercice, il se saisit du dernier classement de ventes de livres à New York, remonta la grille du doigt jusqu’à la meilleure vente et écrivit un texte assassin sur ce roman déplorable qu’il n’avait pas ouvert. Il fut interrompu dans son exercice par la sonnerie de son ordinateur qui lui annonçait qu’un courriel venait d’arriver. Ostrovski leva les yeux sur l’écran. C’était Steven Bergdorf, le rédacteur en chef de la Revue, qui lui écrivait. Il se demandait ce que Bergdorf pouvait bien lui vouloir : il avait essayé de l’appeler plus tôt, mais il était occupé avec son interview. Ostrovski ouvrit le courriel :
Meta, comme vous ne daignez pas répondre à votre téléphone, je vous écris pour vous dire que vous êtes viré de la Revue avec effet immédiat. Steven Bergdorf.
Ostrovski bondit de son fauteuil et se précipita hors de son bureau, traversa le couloir et ouvrit brusquement la porte de son rédacteur en chef qui était assis à son bureau.
— ME FAIRE ÇA À MOI ! hurla-t-il.
— Tiens, Ostrovski ! dit placidement Bergdorf. Ça fait deux jours que j’essaie de vous parler.
— Comment osez-vous me renvoyer, Steven ? Avez-vous perdu la tête ? La ville de New York va vous crucifier ! La foule en furie vous traînera à travers Manhattan jusqu’à Times Square et là ils vous pendront à un lampadaire, m’entendez-vous ! Et moi je ne pourrai plus rien pour vous. Je leur dirai : « Cessez ! Laissez ce pauvre homme, il n’avait pas conscience de ce qu’il faisait ! », et ils me répondront, fous de rage : « Seule la mort peut venger l’affront fait au Grand Ostrovski. »
Bergdorf dévisagea son critique d’un air dubitatif.
— Êtes-vous en train de me menacer de mort, Ostrovski ?
— Pas-du-tout ! se défendit Ostrovski, au contraire : je vous sauve la vie tant que je le peux encore. Le peuple de New York aime Ostrovski !
— Mais mon vieux, arrêtez vos salades ! Les New-Yorkais se foutent de vous comme de leur première chemise. Ils ne savent plus qui vous êtes. Vous êtes complètement ringard.
— J’ai été le critique le plus craint de ces trente dernières années !
— Justement, il est temps d’en changer.
— Les lecteurs m’adorent ! Je suis…
— Dieu mais en mieux, le coupa le rédacteur en chef. Je connais votre slogan, Ostrovski. Vous êtes surtout trop vieux. Lâchez l’affaire. Il est l’heure de laisser la place à la nouvelle génération. Je suis désolé.
— Les acteurs se pissaient dessus rien qu’à me savoir dans le théâtre !
— Oui, mais ça, c’était avant, à l’époque du télégraphe et des ballons dirigeables !
Ostrovski se retint de ne pas lui envoyer une baffe en pleine figure. Il ne voulait pas se rabaisser à des coups. Il tourna les talons sans saluer, la pire des offenses selon lui. Il retourna dans son bureau, se fit apporter un carton par la secrétaire et y entassa ses plus précieux souvenirs avant de s’enfuir avec. De toute sa vie, il n’avait jamais été pareillement humilié.
Orphea était en ébullition. Entre la découverte du cadavre de Stephanie et l’annonce par le maire de l’annulation du feu d’artifice du 4 Juillet, la population était en émoi. Tandis que Derek et moi poursuivions l’enquête au bord du lac des Cerfs, Anna fut appelée en renfort à l’hôtel de ville où une manifestation venait de commencer. Devant le bâtiment municipal, un groupe de manifestants, tous des commerçants de la ville, s’étaient réunis pour réclamer le maintien du feu d’artifice. Ils agitaient des pancartes tout en se plaignant de la situation.
— S’il n’y a pas de feu d’artifice vendredi soir, moi je suis bon pour mettre la clé sous la porte, protesta un petit type chauve qui tenait un stand de nourriture mexicaine. C’est ma plus grosse soirée de la saison.
— Moi, j’ai fait des frais importants pour louer un emplacement sur la marina et engager du personnel, expliqua un autre. Est-ce que la mairie me remboursera si le feu d’artifice est annulé ?
— Ce qui est arrivé à la petite Mailer est affreux, mais quel est le lien avec la fête nationale ? Chaque année des milliers de personnes viennent sur la marina pour voir le feu d’artifice. Ils arrivent de bonne heure, en profitent pour faire un tour dans les magasins de la rue principale, puis mangent dans les restaurants de la ville. S’il n’est pas maintenu, les gens ne viendront pas !
La manifestation était placide. Anna décida d’aller rejoindre le maire Brown dans son bureau du deuxième étage. Elle le trouva debout, face à la fenêtre. Il la salua tout en observant les manifestants.
— Les joies de la politique, Anna, lui dit-il. Avec ce meurtre qui secoue la ville, si je maintiens les festivités, je suis un sans-cœur, et si je les annule, je suis un inconscient qui pousse les commerçants à la ruine.
Il y eut un moment de silence. Anna finit par essayer de le réconforter un peu :
— Les gens vous aiment beaucoup ici, Alan…
— Malheureusement, Anna, je risque bien ne pas être réélu en septembre. Orphea n’est plus la ville qu’elle était et les habitants réclament du changement. J’ai besoin d’un café. Tu veux un café ?
— Volontiers, répondit-elle.
Anna pensait que le maire allait demander deux cafés à son assistante, mais il l’entraîna dans le couloir au bout duquel il y avait un distributeur de boissons chaudes. Il mit une pièce dans la machine. Un liquide noirâtre coula dans un gobelet en carton.