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Alan Brown avait beaucoup d’allure, un regard profond et une allure d’acteur. Il était toujours tiré à quatre épingles, et ses cheveux poivre et sel étaient impeccablement coiffés. Le premier café était prêt, il le tendit à Anna, puis répéta l’opération pour lui.

— Et si vous n’étiez pas réélu, lui demanda Anna après avoir trempé ses lèvres dans le café infâme, est-ce que ce serait si grave ?

— Anna, sais-tu ce qui m’a plu chez toi la première fois que je t’ai vue sur la marina, l’été passé ?

— Non…

— Nous partageons des idéaux forts, des mêmes ambitions pour notre société. Tu aurais pu faire une immense carrière de policier à New York. Il y a longtemps que j’aurais pu céder aux sirènes de la politique et chercher à être élu au Sénat ou au Congrès. Mais au fond, cela ne nous intéresse pas, car ce que nous pouvons réaliser à Orphea, nous ne le pourrions jamais à New York, Washington ou Los Angeles, c’est-à-dire l’idée d’une ville juste, d’une société qui fonctionne, sans trop d’inégalités. Quand le maire Gordon m’a proposé de devenir son adjoint, en 1992, tout était à faire. Cette ville était comme une page blanche. J’ai pu la modeler au plus près de mes convictions, essayant toujours de penser à ce qui était juste, ce qui était le mieux pour le bien de notre communauté. Depuis que je suis maire, les gens gagnent mieux leur vie, ils ont vu leur quotidien s’améliorer grâce à des services de meilleure qualité, de meilleures prestations sociales, et cela sans que les impôts n’augmentent.

— Alors pourquoi pensez-vous que les citoyens d’Orphea ne vous rééliraient pas cette année ?

— Parce que le temps a passé et qu’ils ont oublié. Il y a presque eu une génération qui s’est écoulée depuis mon premier mandat. Aujourd’hui, les attentes ont changé, les exigences aussi car tout est pris pour acquis. Et puis, Orphea, devenue prospère, aiguise désormais les appétits, et il y a tout un tas de petits ambitieux avides d’un peu de pouvoir qui se verraient bien à la mairie. La prochaine élection pourrait marquer la fin de cette ville, gâchée par l’envie de pouvoir, la soif égoïste de gouverner qui animera mon successeur.

— Votre successeur ? Qui est-il ?

— Je n’en sais encore rien. Il va sortir du bois, tu vas voir. Les candidatures pour la mairie peuvent encore être déposées jusqu’à la fin du mois.

Le maire Brown disposait d’une impressionnante capacité à se remettre en selle. Anna s’en rendit compte en l’accompagnant chez les parents de Stephanie à Sag Harbor en fin de journée.

Devant la maison des Mailer, protégée par un cordon de police, l’ambiance était électrique. Une foule compacte s’était massée sur la rue. Certains étaient des curieux attirés par l’agitation, d’autres voulaient témoigner leur soutien à la famille. Beaucoup parmi les personnes présentes tenaient une bougie. Un autel avait été improvisé contre un lampadaire, autour duquel s’entassaient des fleurs, des messages et des peluches. Certains chantaient, d’autres priaient, d’autres encore prenaient des photos. Il y avait également beaucoup de journalistes, venus de toute la région, et une partie du trottoir avait d’ailleurs été envahie par les camionnettes des chaînes de télévision locales. Aussitôt que le maire Brown apparut, les journalistes se précipitèrent sur lui pour l’interroger quant à l’annulation du feu d’artifice du 4 Juillet. Anna voulut les écarter pour permettre à Brown de s’en aller sans avoir à répondre, mais celui-ci la retint. Il voulait parler aux médias. L’homme, acculé un peu plus tôt dans son bureau, était à présent plein de panache et sûr de lui.

« J’ai entendu les inquiétudes des commerçants de notre ville, déclara-t-il. Je les comprends parfaitement et je suis bien conscient que l’annulation des festivités du 4 Juillet pourrait mettre en péril une économie locale déjà fragile. Aussi, après consultation de mon cabinet, j’ai décidé de maintenir le feu d’artifice et de le dédier à la mémoire de Stephanie Mailer. » Content de son effet, le maire ne répondit pas aux questions et poursuivit son chemin.

Ce soir-là, après avoir reconduit Brown chez lui, Anna s’arrêta sur le parking de la marina, face à l’océan. Il était 20 heures. Par les vitres baissées, la chaleur délicieuse de la soirée pénétra dans l’habitacle. Elle n’avait pas envie de se retrouver seule chez elle, et encore moins d’aller dîner au restaurant sans personne.

Elle téléphona à son amie Lauren. Mais celle-ci était à New York.

— Je ne comprends pas, Anna, lui dit Lauren. Quand on dîne ensemble, tu te barres à la première occasion, et quand je suis à New York tu me proposes de dîner ?

Anna n’était pas d’humeur à parlementer. Elle raccrocha et alla s’acheter un repas à emporter dans un snack de la marina. Puis elle se rendit à son bureau du commissariat et dîna en contemplant le tableau de l’enquête. Soudain, alors qu’elle fixait le nom de Kirk Harvey écrit sur le tableau, elle repensa à ce qu’avait dit Lewis Erban, la veille, à propos du déménagement forcé de l’ancien chef de la police dans le sous-sol. Il existait effectivement un local qui servait de débarras et elle décida d’y descendre aussitôt. En en poussant la porte, elle fut prise d’un étrange sentiment de malaise. Elle imaginait Kirk Harvey, ici même, vingt ans plus tôt.

La lumière ne fonctionnant plus, elle dut s’éclairer avec sa lampe de poche. L’espace était encombré de chaises, d’armoires, de tables bancales et de cartons. Elle se fraya un chemin dans ce cimetière du mobilier, jusqu’à arriver à un bureau en bois laqué, couvert de poussière et jonché d’objets divers, parmi lesquels elle remarqua un chevalet en métal gravé au nom de CHEF K. HARVEY. C’était son bureau. Elle ouvrit les quatre tiroirs. Trois étaient vides, le quatrième lui résista. Celui-ci disposait d’une serrure, il était fermé à clé. Elle s’empara d’un pied-de-biche dans l’atelier voisin et s’attaqua au verrou qui céda facilement et le tiroir s’ouvrit d’un coup sec. À l’intérieur, il y avait une feuille de papier jauni sur laquelle avait été inscrit à la main :

LA NUIT NOIRE

ANNA KANNER

Il n’y a rien que j’aime plus que les nuits de patrouille à Orphea.

Il n’y a rien que j’aime plus que les rues tranquilles et calmes, baignées dans la chaleur des nuits d’été au ciel bleu marin constellé d’étoiles. Rouler au pas à travers les quartiers paisibles et endormis, les volets clos. Y croiser un promeneur insomniaque ou des habitants heureux qui, profitant de ces heures nocturnes, veillent sur leur terrasse et saluent votre passage d’un geste amical de la main.

Il n’y a rien que j’aime plus que les rues du centre-ville les nuits d’hiver, quand il se met soudain à neiger et que rapidement le sol se couvre d’une épaisse couche de poudre blanche. Ce moment où vous êtes le seul être éveillé, où les chasse-neige n’ont pas encore commencé leur ballet, et où vous êtes le premier à marquer la neige vierge. Sortir de la voiture, patrouiller à pied dans le square et entendre la neige crisser sous vos pas, et emplir délicieusement vos poumons de ce froid sec et revigorant.

Il n’y a rien que j’aime plus que surprendre la balade d’un renard qui remonte toute la rue principale, aux petites heures du matin.