Il n’y a rien que j’aime plus que le lever de soleil, en toute saison, sur la marina. Voir l’horizon d’encre se percer d’un point rose vif puis orangé et voir cette boule de feu qui s’élève lentement au-dessus des flots.
Je me suis installée à Orphea quelques mois seulement après avoir signé les papiers de mon divorce.
Je me suis mariée trop vite, avec un homme plein de qualités mais qui n’était pas le bon. Je crois que je me suis mariée trop vite à cause de mon père.
J’ai toujours entretenu avec mon père une relation très forte et très étroite. Nous avons, lui et moi, été comme deux doigts de la main depuis ma prime enfance. Ce que mon père faisait, je voulais le faire. Ce que mon père disait, je le répétais. Où qu’il aille, je suivais ses pas.
Mon père aime le tennis. J’ai également joué au tennis, dans le même club que lui. Les dimanches, nous jouions souvent l’un contre l’autre, et plus les années passaient, plus nos matchs devenaient serrés.
Mon père adore jouer au Scrabble. Par le plus grand des hasards j’adore ce jeu, moi aussi. Longtemps nous avons passé les vacances d’hiver à Whistler, en Colombie-Britannique, pour y skier. Tous les soirs après le dîner, nous nous installions dans le salon de notre hôtel pour nous affronter au Scrabble, notant scrupuleusement, partie après partie, qui avait gagné et avec combien de points.
Mon père est avocat, diplômé de Harvard, et c’est tout naturellement et sans me poser la moindre question que je suis allée étudier le droit à Harvard. J’ai toujours eu la sensation que c’était ce que je voulais depuis toujours.
Mon père a toujours été très fier de moi. Au tennis, au Scrabble, à Harvard. En toutes circonstances. Il ne se lassait jamais des brassées de compliments qu’on pouvait lui faire à mon sujet. Il aimait plus que tout qu’on lui dise combien j’étais intelligente et belle. Je sais sa fierté de voir les regards qui se tournaient vers moi quand j’arrivais quelque part, que ce soit à une soirée où nous nous rendions ensemble, sur les courts de tennis ou dans les salons de notre hôtel de Whistler. Mais, parallèlement à cela, mon père n’a jamais pu supporter aucun de mes petits copains. À partir de l’âge de 16 ou 17 ans, aucun des garçons avec qui j’ai eu une aventure n’était, aux yeux de mon père, assez bien, assez bon, assez beau ou assez intelligent pour moi.
— Quand même, Anna, me disait-il, tu peux viser mieux que ça !
— Je l’aime bien, papa, c’est le principal, non ?
— Mais tu t’imagines mariée avec ce type ?
— Papa, j’ai 17 ans ! Je n’en suis pas encore là !
Plus la relation durait, plus la campagne d’obstruction de mon père s’intensifiait. Jamais frontalement, mais insidieusement. Chaque fois qu’il le pouvait, par une remarque anodine, un détail qu’il mentionnait, une observation qu’il glissait, il démolissait, lentement mais sûrement, l’image que j’avais de mon amoureux du moment. Et je finissais immanquablement par rompre, certaine que cette rupture venait de moi, ou du moins c’est ce que je voulais croire. Et le pire étant qu’à chacune de mes nouvelles relations, mon père me disait : « Autant le précédent était vraiment un garçon charmant — dommage que vous ayez rompu d’ailleurs —, autant celui-ci, je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves. » Et chaque fois, je me laissais avoir. Mais étais-je réellement dupe au point que mon père puisse régir à mon insu mes ruptures ? Ou n’était-ce pas plutôt moi qui rompais non pas pour des motifs précis, mais simplement car je ne pouvais me résoudre à aimer un homme que mon père n’aimait pas. Je crois qu’il était inconcevable pour moi de m’imaginer avec quelqu’un qui ne plairait pas à mon père.
Après avoir terminé Harvard et passé le barreau de New York, je suis devenue avocate dans le cabinet de mon père. L’aventure a duré une année, au bout de laquelle je découvris que la justice, sublime dans son principe, était une machine au fonctionnement long et coûteux, procédurière et débordée, et dont, au fond, même les vainqueurs ne sortaient pas indemnes. J’acquis rapidement la conviction que la justice serait mieux servie si je pouvais l’appliquer en amont et que le travail dans la rue aurait plus d’impact que celui dans les parloirs. Je m’inscrivis à l’école de police de la NYPD au grand dam de mes parents, et de mon père particulièrement, qui prit mal ma désertion de son cabinet, mais espéra que mon engagement n’était qu’une passade et pas un renoncement, et que j’arrêterais ma formation en cours de route. Je sortis de l’école de police, une année plus tard, major de ma promotion, avec les louanges unanimes de tous mes instructeurs, et j’intégrai, au grade d’inspecteur, la brigade criminelle du 55e district.
J’ai immédiatement adoré ce métier, surtout pour toutes ces infimes victoires du quotidien qui me firent prendre conscience que, face à la fureur de la vie, un bon flic pouvait être une réparation.
Ma place laissée libre dans le cabinet de mon père fut offerte à un avocat déjà expérimenté, Mark, qui avait quelques années de plus que moi.
La première fois que j’entendis parler de Mark, ce fut à un dîner de famille. Mon père était en admiration devant lui. « Un jeune homme brillant, doué, bel homme, me dit-il. Il a tout pour lui. Il joue même au tennis. » Puis soudain, il eut ces mots que je l’entendis prononcer pour la première fois de ma vie : « Je suis sûr et certain qu’il te plairait. Je voudrais bien que tu le rencontres. »
J’étais dans une période de ma vie où j’avais très envie de rencontrer quelqu’un. Mais les rencontres que je faisais ne débouchaient sur rien de sérieux. Après mon école de police, mes relations duraient le temps d’un premier dîner ou d’une première sortie avec des tiers : apprenant que j’étais flic, et à la brigade criminelle de surcroît, les gens se passionnaient et me mitraillaient de questions. J’accaparais malgré moi toute l’attention, je captais toute la lumière. Et souvent, ma liaison s’arrêtait sur une phrase du genre : « C’est dur d’être avec toi, Anna, les gens ne s’intéressent qu’à toi, j’ai l’impression de ne pas exister. Je crois que j’ai besoin d’être avec quelqu’un qui me laisse plus de place. »
Je rencontrai finalement le fameux Mark une après-midi où je passais voir mon père à son cabinet, et j’allais découvrir avec bonheur qu’il ne souffrait pas de ces complexes-là : par son charme naturel, il attirait les regards et nourrissait facilement toutes les conversations. Il connaissait tous les sujets, savait presque tout faire et quand il ne savait pas, il savait admirer. Je le regardai comme je n’avais jamais regardé personne auparavant, peut-être parce que mon père le regardait avec des yeux emplis d’admiration. Il l’adorait. Mark était son chouchou et ils se mirent même à jouer au tennis ensemble. Mon père s’extasiait chaque fois qu’il me parlait de lui.
Mark m’invita à boire un café. Le courant passa aussitôt. Il y avait une alchimie parfaite, une énergie folle. Le troisième café, il me l’apporta dans mon lit. Ni lui, ni moi n’en parlâmes à mon père et finalement, un soir, alors que nous dînions ensemble, il me dit :
— Je voudrais tellement que ça devienne plus sérieux entre nous…
— Mais… ? demandai-je avec appréhension.
— Je sais combien ton père t’admire, Anna. Il a placé la barre très haut. Je ne sais pas s’il m’apprécie assez.
Quand je rapportai ces mots à mon père, il l’adora plus encore, si c’était possible. Il le fit venir dans son bureau et ouvrit une bouteille de champagne.
Lorsque Mark me raconta cet épisode, j’eus un fou rire de plusieurs minutes. J’attrapai un verre, le levai en l’air et, imitant la voix grave de mon père et sa gestuelle paternaliste, je déclarai : « À l’homme qui baise ma fille ! »